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« Le rapport de l’UE à la puissance est en train d’être bouleversé »

« Aux armes, Européens ! » C’est le titre de l’article que Pierre Haroche, spécialiste de la politique de défense de l’Union européenne (UE), publie dans le 3e volume du Rubicon, « Le réveil européen et transatlantique ». Pour appuyer ce constat, le chercheur rappelle les moyens mis en œuvre ces dernières années pour renforcer la sécurité européenne, et formule des propositions concrètes. C’est à la lumière des derniers événements qu’il revient sur ces thèmes essentiels, à l’occasion du débat stratégique organisé à l’IHEDN, le 15 novembre.

Le drame en Ukraine pourrait-il ne pas avoir que des effets désastreux ? Pierre Haroche l’assure : « le rapport de l’Union européenne à la puissance est en train d’être bouleversé ». Selon cet expert de la politique de défense de l’UE, ce bouleversement est plus ancien que la guerre qui sévit sur notre continent : il trouve son origine dans l’évolution des rapports de puissances. « L’économie est aujourd’hui centrale dans la compétition entre les puissances -notamment américaine et chinoise. Ce n’est donc pas l’UE -dont la principale force est son marché- qui est venue à la puissance, mais l’inverse, car les instruments économiques sont entrés au cœur de la compétition internationale. »

La guerre ferait apparaître l’un des premiers révélateurs de ce changement : « On peut considérer que les sanctions économiques et financières constituent la première affirmation de cette puissance, ce sont des instruments typiquement géoéconomiques », explique Pierre Haroche. Le moment de bascule, « c’est lorsque le président des États-Unis, Joe Biden, a déclaré (avant même le déclenchement de l’offensive russe) qu’il n’y aurait pas d’engagement des troupes américaines dans ce conflit. Ces options militaires étant écartées d’emblée, il a fallu, pour les États-Unis comme pour tous les membres de l’OTAN, trouver d’autres options pour aider les Ukrainiens. Ce soutien s’est d’abord manifesté par l’initiative d’États (notamment les États-Unis et le Royaume-Uni) : livraison de matériels, formation de soldats ukrainiens, rappelle Pierre Haroche. Et pour participer à ce soutien, l’Union européenne a décidé d’utiliser un nouvel instrument à sa disposition : la Facilité européenne pour la paix (FEP). »

Le FEP, fonds extrabudgétaire européen, a été créé l’année dernière par l’UE pour améliorer sa capacité à « prévenir les conflits, à consolider la paix et à renforcer la sécurité internationale ». « Il était conçu comme un moyen de compléter les formations militaires offertes par l’Union européenne (par une livraison d’équipements par exemple). Cela répondait notamment au besoin de ne pas livrer aux Russes les soldats formés au Sahel ou en Somalie. La création de ce fonds avait suscité de nombreux débats au sein des États membres -nombre d’entre eux souhaitaient que l’Union européenne se cantonne à la sphère civile dans ces conflits, qu’elle ne livre pas d’armes à des acteurs sulfureux ». Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, « le FEP est devenu aux yeux des Européens un instrument approprié, notamment pour rembourser rétroactivement les États membres contributeurs ». Pierre Haroche l’assure : « une réflexion est aujourd’hui engagée pour rendre ce mécanisme encore plus efficace ».

« Ce qui est notable, c’est que l’Union européenne est parvenue à avoir un rôle intéressant dans une crise qui semblait pourtant taillée pour l’OTAN (une crise territoriale impliquant la Russie) ». Le second élément notable, pour Pierre Haroche « c’est le renforcement de la défense européenne ». Il fait alors référence à la décision prise en juin au sommet de Madrid par les dirigeants de l’OTAN de transformer leur Force de réaction, et de porter à plus de 300 000 hommes les troupes à haut niveau de préparation. « La mise en œuvre de cet objectif, en termes de dissuasion conventionnelle, de posture de défense de l’OTAN, implique forcément un effort important de la part des Européens. Mais il y a aussi un aspect industriel et capacitaire, par le renforcement de l’arsenal des États membres : un complément aux politiques nationales peut être apporté par l’Union européenne », assure Pierre Haroche.

 La précédente crise ukrainienne avait engendré la création du fonds européen pour la défense, qui permettait de financer le développement de prototypes militaires avec le budget de l’UE. « C’était une innovation institutionnelle et financière importante à l’époque. Le débat actuel, c’est de savoir comment utiliser ces instruments (voire d’en créer de nouveaux) pour acquérir plus directement des armes. Un pas conceptuel a été franchi à l’occasion de cette crise : l’Union européenne se donne l’ambition de pouvoir soutenir, y compris financièrement, l’armement des États membres. C’est un mouvement qui peut avoir, à terme, des implications assez fortes sur la coopération, l’interopérabilité et l’intégration européenne de manière générale. Enfin, cette crise de haute intensité, parce qu’elle est gourmande en matériel, peut aussi donner un rôle d’acteur industriel intéressant à l’Union européenne ».

La boussole stratégique, le premier livre blanc de la défense européenne, peut-il fixer le cadre de ces ambitions ? « La boussole stratégique est l’aboutissement d’une réflexion lancée bien avant l’offensive russe en Ukraine, rappelle Pierre Haroche. Sa création trouve son origine dans le départ de l’OTAN de Kaboul à l’été 2021. Les Européens avaient été marqués par le départ précipité des américains d’Afghanistan. Ils s’étaient (à nouveau) rendu compte de leur faible marge de manœuvre, quand ils étaient mis au pied du mur par les États-Unis. » L’idée était de créer des outils permettant à l’UE de conduire, de façon autonome, des opérations analogues (missions de sauvetage, extradition de ressortissants européens sur un théâtre extérieur). « Cette ambition pouvait avoir un sens en 2021, mais la guerre en Ukraine a modifié l’ordre des priorités », dit Pierre Haroche.

L’Union européenne doit moins miser sur sa complémentarité opérationnelle que sur le rôle qu’elle peut jouer dans le domaine industriel et financier. « Elle peut mettre sa force de frappe économique et financière au service des intérêts stratégiques européens. Elle doit renforcer les instruments dont elle dispose, aller plus loin que la FEP (qui permet d’envoyer aux États membres, de temps en temps, un chèque de 500 millions d’euros pour rembourser des livraisons d’armes), qui trouve ses limites. L’UE a besoin d’outils qui lui donne une visibilité à moyen terme sur le financement de sa défense -souvenez-vous de l’enveloppe de 40 milliards allouée aux Ukrainiens votée par le Congrès des États-Unis au mois de mai. Ce budget pourrait permettre aux États membres de réaliser des achats en commun ; il serait bénéfique en terme d’économies d’échelle, mais aussi d’interopérabilité. On peut imaginer d’autres types de mutualisation, comme l’entretien du matériel, la formation, ou l’entraînement des forces ». L’UE trouverait alors, selon Pierre Haroche, un rôle « décisif ».

*Docteur en science politique, spécialiste de l’intégration et de la politique de défense de l’Union européenne, Pierre Haroche enseigne à l’université Queen Mary à Londres. Il a préalablement servi à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), au King’s College de Londres et à l’Université Panthéon-Sorbonne.

Pour aller plus loin :
Aux armes, Européens !, par Pierre Haroche (Le Rubicon, Équateurs, octobre 2022)
L’histoire de l’Europe de la défense (ministère des Armées)
Entretien avec Pierre Haroche : « l’Europe de la défense avance lorsque survient une crise. » (ministère des Armées, juin 2022)