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Le GCA Benoît Durieux : « La guerre en Ukraine rappelle que nous ne pouvons pas nous désintéresser de la haute intensité. »

Depuis le déclenchement du conflit en Europe orientale, le concept de « guerre de haute intensité » revient régulièrement dans la bouche des commentateurs. Le général de corps d’armée Benoît Durieux, directeur de l’IHEDN, revient sur sa définition, en opération et dans l’Histoire.

QU’EST-CE QUE LA GUERRE DE HAUTE INTENSITÉ, ET EN QUOI EST-ELLE D’ACTUALITÉ ?

Aujourd’hui, on voit tous les jours à la télévision des images, parfois tragiques, de la guerre en Ukraine, et on parle beaucoup de « guerre de haute intensité ». Pour comprendre ce concept, il faut regarder ce qui se passe sur le terrain, et comprendre les défis auxquels font face les unités engagées dans la bataille. Il faut aussi savoir à quel niveau on souhaite analyser le phénomène guerrier.

Au niveau du terrain, au niveau tactique donc, la guerre de haute intensité est — ce n’est pas une définition, mais un critère de distinction — celle où s’impose la troisième dimension :

– D’abord dans les airs, il y a compétition pour la supériorité aérienne, et très souvent, aucun des deux camps qui se font face ne va réussir à la conserver. Il y aura donc en permanence un danger dans le ciel.

– À terre, c’est un peu pareil : les forces doivent combattre sous la menace des frappes aériennes, des drones et des tirs d’artillerie, ce qui va générer, au-delà de l’effet physique, une pression psychologique permanente. Par ailleurs, des unités de taille significatives vont manœuvrer et on va observer des tentatives d’encerclement ou de rupture des lignes de communication.

– En mer, la haute intensité se caractérise aussi par la troisième dimension, c’est-à-dire par la menace aérienne et sous-marine, ce qui fait appel à des postures de détection très exigeantes pour les équipages.

Enfin, il y a peut-être aussi une quatrième dimension, qui est celle du temps : on combat dans la durée, ce qui est très exigeant pour l’ensemble des forces.

COMMENT SE TRADUIT LA HAUTE INTENSITÉ EN MATIÈRE DE RÉSULTATS MILITAIRES ?

Elle se traduit de deux façons au niveau opératif. D’abord des pertes significatives, sans doute au minimum quelques centaines de soldats, même si ces chiffres dépendent de chaque conflit ; dans les airs, la perte d’un nombre important d’avions, quelques dizaines ; en mer, un ou des bâtiments de premier rang seront coulés.

Ensuite, deuxième volet de la haute intensité au niveau opératif, les combats se traduisent par la prise de contrôle d’un objectif majeur dans l’espace, avec une certaine portée symbolique : par exemple, la ville de Kherson, récemment en Ukraine.

Enfin, la haute intensité, ce n’est pas gratuit, et cela se traduit par des résultats stratégiques, voire politiques, de deux types là aussi. Soit un changement de régime, comme en Irak avec Saddam Hussein ou en Libye avec Mouammar Kadhafi. Comme aussi Vladimir Poutine en a menacé l’Ukraine. Soit un règlement territorial imposé : un des deux belligérants se voit imposer la perte d’un territoire, ou au contraire parvient à le conserver, comme ce fut le cas dans les guerres de Corée ou des Malouines, ou, plus récemment — et même si le règlement n’est sans doute pas définitif —, entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

CETTE POSSIBILITÉ EST-ELLE AUJOURD’HUI FAIBLE, VOIRE NULLE, POUR LA FRANCE, COMME LE SOUTIENNENT CERTAINS COMMENTATEURS  ?

On n’a plus vu en Europe de guerre de haute intensité depuis 1945, et pour l’armée française, cela remonte au moins à la guerre d’Indochine. C’est déjà ancien, et c’est sans doute pour cette raison qu’un certain nombre de commentateurs évacuent cette possibilité aujourd’hui pour notre pays.

Quand j’entends ces raisonnements, cela me rappelle certaines prédictions hasardeuses du passé. Celle d’Aristide Briand, ministre de la Justice, le 31 juillet 1914 : « Ce que je sais bien, c’est que les Allemands ne nous déclareront pas la guerre. Ce ne sont pas des idiots. Ils ne sont pas fous. Je vous le dis, ils ne feront pas la guerre. » Ou celle de Golda Meir, Première ministre d’Israël, quelques mois avant la guerre du Kippour en 1973 : « L’idée que les Arabes puissent franchir le canal de Suez est une insulte à l’intelligence. » Ils l’ont franchi.

Au-delà de cela, ce n’est pas la position des autorités politiques françaises, comme en témoigne le discours du président de la République le 17 janvier 2020. Il évoquait l’hypothèse d’une « escalade non maîtrisée, d’une puissance hostile » justifiant « l’engagement de nos forces terrestres, navales ou aériennes dans un conflit majeur ».

LA GUERRE EN UKRAINE POURRAIT-ELLE NOUS CONDUIRE DANS UN CONFLIT DE HAUTE INTENSITÉ ?

Je dirai que si elle n’annonce pas de façon certaine un affrontement de haute intensité, elle renforce cette possibilité. D’abord parce que nous n’en connaissons pas l’issue, et qu’il est peu probable qu’elle n’ait pas de conséquences sur la sécurité en Europe.

Ensuite, la leçon que je tire, à titre personnel, de ce conflit est que son seul déclenchement montre que les événements improbables ou irrationnels sont possibles, et nous aurions tort de ne pas prendre cet avertissement au sérieux.

La guerre de haute intensité, au fond, c’est la guerre dans toute sa rigueur, avec son côté tragique. Pour l’éviter, ou au minimum pour la maîtriser, et dans tous les cas pour arriver à notre objectif final qui reste la protection des Français, il faut l’étudier, il faut s’y préparer en cohérence avec notre stratégie de défense nationale dont la clé de voute ultime reste la dissuasion nucléaire.