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« L’art opératif » russe dévoilé

Benoist Bihan et Jean Lopez ont présenté, dans le cadre des débats stratégiques de l’IHEDN, leur ouvrage “Conduire la guerre : entretiens sur l’art opératif”. Ils éclairent sa genèse, ses applications dans des conflits historiques, mais aussi son actualité, à l’heure du retour de la haute intensité.
Lundis de l’IHEDN : « L’art opératif » russe dévoilé

Plongée au coeur de l’histoire de la pensée stratégique, le 15 mai, à l’amphithéâtre Des Vallières de l’École militaire : les historiens militaires Benoist Bihan et Jean Lopez venaient présenter leur ouvrage Conduire la guerre : entretiens sur lart opératif. Dans ce long échange épistolaire, les deux historiens décryptent cet « art » enseigné aux officiers soviétiques (donc russes comme ukrainiens) jusque dans les années 1960.

Un ouvrage essentiel pour comprendre comment cet « art » a irrigué diverses cultures militaires, mais aussi car il nourrit la réflexion sur la conduite de la guerre, au moment où la haute intensité, avec la guerre en Ukraine, nous invite à repenser le commandement, et la manière avec laquelle il se lie aux objectifs politiques.

UN CONCEPT PEU ENSEIGNÉ EN FRANCE

L’art opératif est un concept imaginé par Alexandre Svetchine, ancien général du tsar passé du côté bolchevique, mais éliminé par les purges staliniennes en 1936. Soldat lors de la terrible guerre opposant les empires russe et japonais (de 1904 à 1905), il réfléchit à la stratégie. Dans son livre Strategiia (édité en 1927), il met en lumière les dysfonctionnements du système militaire tsariste, et préconise une « ligne de conduite » pour rendre plus efficace la tactique et la stratégie. Peu enseigné en France, ce mystérieux concept a d’abord été découvert « par les Américains, qui l’ont importé sous le nom d’Operational art », rappelle en préambule de la conférence le stratégiste Benoist Bihan, qui en a étudié la genèse.

« Il existe selon les Américains plusieurs strates dans la conduite de la guerre : la plus élevée est la strate politique ; viennent ensuite les strates stratégique, opérative, et tactique. Se rendant compte que les frontières entre ces strates étaient poreuses, ils ont remis en question la pertinence du niveau opératif. Il faut retourner au texte de Svetchine pour comprendre que l’art opératif n’est pas un niveau, c’est en fait un instrument par lequel la stratégie va fixer des buts, qui seront obtenus par le combat, la tactique », explique Benoist Bihan, qui a découvert Strategiia en 2010.

« Le combat a sa propre logique : on est dans un environnement qui est extrêmement dynamique, changeant, et surtout, on a en face de soi un adversaire qui est intelligent, imprévisible. La stratégie a souvent du mal à orienter le combat dans le sens qu’elle désire. L’art opératif, c’est l’instrument par lequel la stratégie va organiser l’activité militaire pour que les combats se mettent au service des buts poursuivis. C’est cela que Svetchine appelle la ligne de conduite stratégique », poursuit Benoist Bihan. L’objet de l’art opératif est de fournir à la stratégie le moyen d’« employer les combats favorablement à la guerre ».

L’ART OPÉRATIF EST À LA STRATÉGIE CE QUE LE HARNACHEMENT EST À L’ÉQUITATION

Dans leur ouvrage, les deux historiens utilisent une métaphore équestre pour définir l’art opératif : « Représentez‐vous le combat comme un cheval. Celui‐ci sait sauter lobstacle, passer du pas au trot, au galop, etc. : cest la tactique. Par contre, son cavalier – cest la stratégie –, montant à cru, ne parvient que très difficilement à lui faire prendre la direction voulue, sauter pour cela tel obstacle, adopter la bonne allure, etc. Il y parvient parfois, mais cest souvent difficile, et il tombe régulièrement, se voit contraint à mille détours… Il lui manque les rênes, les étriers et si nécessaire les éperons pour bien diriger sa monture : cest cela lart opératif. Il est à la stratégie ce que le harnachement est à l’équitation. Et le combat est une monture difficile, sauvage, qui ne se monte pas à cru… ou pas très longtemps. »

Ce concept d’art opératif, Jean Lopez l’a décelé au fil de ses recherches sur les grandes opérations de l’Armée rouge entre 1939 (Khalkhin Gol) et 1945 (la Mandchourie) : « Lanalyse des ordres donnés (depuis la Stavka, l’état-major, jusqu’aux officiers du front) montrait lexistence dun schéma, dune méthode et dun vocabulaire très particuliers, explique-t-il. De ces ordres dopération, je remontais aux doctrines des années 1930 : lopération dans la profondeur et la bataille dans la profondeur. Mais jai longtemps pris ces deux doctrines pour lart opératif lui‐même, ce qui était une erreur (assez largement partagée d’ailleurs). J’ai dû lire Strategiia, en 2016, pour revenir à une juste appréciation. Svetchine, qui était professeur à l’académie militaire Frounzé, a formaté toute cette génération d’officiers de l’Armée rouge qui va réussir, à partir d’une situation catastrophique, à redresser le gouvernail et amener la Russie et la coalition alliée à la victoire finale. »

LE CHEF D’ÉTAT-MAJOR RUSSE CITE TOUJOURS STRATEGIIA DE SVETCHINE

Strategiia restera l’ouvrage de référence pour les officiers russes (« et ukrainiens ! » ajoute Jean Lopez) jusqu’en 1962, jusqu’à la parution du célèbre manuel rédigé par le maréchal Sokolovski. « Svetchine ne va pas disparaître pour autant, il restera dans le panthéon des lectures recommandées aux officiers soviétiques, puis russes ; la preuve : Guerassimov, l’actuel chef d’état-major de l’armée russe, l’a récemment cité », note Benoist Bihan.

L’art opératif est-il encore un concept d’avenir ? Lui qui a été conçu pour l’armée de terre, est-il pertinent pour conduire une guerre sur les nouveaux théâtres d’opérations que sont les fonds sous-marins ou l’espace, par exemple ? « L’outil a été conceptualisé par une puissance continentale mais il peut être utilisé sur tous les théâtres d’opération. Au-delà du domaine, la question centrale, pour l’art opératif, demeure : comment conduire la guerre pour atteindre les buts poursuivis ? Un objectif peut être atteint avec un missile tiré d’un avion, d’une batterie au sol, d’un sous-marin, ou encore depuis l’espace. Selon l’art opératif, c’est toujours en fonction des buts à atteindre que l’on va concevoir la manière d’utiliser les moyens dont on dispose pour employer les combats favorablement à la guerre », conclut Benoist Bihan.

Historien et stratégiste, Benoist Bihan est conseiller de la rédaction de Guerres & Histoire. Chercheur en études stratégiques, il est rédacteur en chef du magazine Space International. Directeur de recherche au sein de lObservatoire sur les stratégies spatiales (CAPRI, France) et intervient régulièrement auprès des armées françaises et européennes.

 Ancien officier de la Marine marchande, historien militaire et journaliste, Jean Lopez est directeur de la rédaction de Guerres & Histoire. Auteur de nombreux ouvrages sur la 2e Guerre mondiale, il est l’un des meilleurs spécialistes français du conflit germano-soviétique.