En stratégie comme dans tout domaine, il y a des vérités immuables, comme celle-ci : les infrastructures d’importance vitale constituent toujours des cibles de choix. Dans la nuit du 6 juin, la destruction du barrage hydroélectrique de Kakhovka, un ouvrage sur la vallée du Dniepr, non loin de Kherson dans le sud de l’Ukraine, a provoqué d’importantes inondations et des ruptures en alimentation électrique et en eau dans les régions alentour. Outre les conséquences écologiques et pour les populations, le fonctionnement de la centrale nucléaire de Zaporijia serait aussi impacté, selon le gouvernement ukrainien. Environ 40 000 personnes vivraient en « zone critique », côté ukrainien et dans la zone occupée par les Russes.
Les belligérants russes et ukrainiens se renvoient la responsabilité de cette destruction. D’après des responsables et analystes occidentaux, le fait que ce barrage et la centrale attenante aient été occupés par les Russes depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022 signe leur responsabilité dans la destruction de la structure, qui aurait été minée de l’intérieur. Ce que les Russes contestent, accusant les Ukrainiens d’avoir saboté leur propre barrage. Une chose est certaine : la contre-offensive ukrainienne se trouve gênée par les conséquences de cette destruction.
PROSCRIT PAR LES CONVENTIONS DE GENÈVE
Depuis 1977, le Protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1949 relatif à la protection des victimes de conflits armés internationaux interdit de s’attaquer à de telles structures si cela risque de provoquer des « pertes sévères » dans la population :
« Les ouvrages d’art ou installations contenant des forces dangereuses, à savoir les barrages, les digues et les centrales nucléaires de production d’énergie électrique, ne seront pas l’objet d’attaques, même s’ils constituent des objectifs militaires, lorsque de telles attaques peuvent provoquer la libération de ces forces et, en conséquence, causer des pertes sévères dans la population civile. » (Article 56)
L’URSS avait ratifié ce protocole le 29 septembre 1989, mais un ordre exécutif du Président Poutine a, au nom de la Fédération de Russie, révoqué cette ratification le 23 octobre 2019, comme on peut le voir dans la liste des États parties aux Conventions de Genève. L’Ukraine, qui l’a ratifié le 25 janvier 1990, en est toujours partie.
Quelques décennies avant l’adoption de ce protocole, deux exemples de destructions de barrages avaient marqué les esprits : l’opération Chastise pendant la Seconde Guerre mondiale et l’attaque sur le barrage de Sui-ho pendant la Guerre de Corée.
1943 : L’OPÉRATION « CHASTISE » EN ALLEMAGNE
Dans la nuit du 16 au 17 mai 1943, 19 bombardiers lourds Lancaster de l’escadron 617 de la Royal Air Force décollent d’une base proche de Lincoln, dans l’est de l’Angleterre. Leurs objectifs : plusieurs barrages situés dans le bassin industriel de la Ruhr, au nord-ouest de l’Allemagne. Le ministère britannique de l’Air les a identifiés comme cibles stratégiques avant même le début de la guerre, parce qu’ils produisent de l’électricité, mais aussi parce que l’eau qu’ils retiennent est cruciale pour l’industrie sidérurgique, et donc la fabrication d’armement du régime nazi.
Ces ouvrages étant évidemment protégés, un ingénieur britannique, Barnes Wallis, a conçu des bombes de 4 tonnes à effet de rotation rétro capables de rebondir à la surface de l’eau pour passer au-dessus des filets anti-torpilles, avant de couler juste devant le barrage et d’exploser à son pied.
Avec à leur bord ces munitions et des aviateurs britanniques, mais aussi canadiens, australiens et néo-zélandais, les avions décollent en deux formations, de manière à atteindre simultanément la côte de la Hollande occupée, même si leurs objectifs sont éloignés. Dès lors, ils sont la cible de la DCA allemande : trois appareils sont abattus et un doit faire demi-tour.
Cinq autres atteignent le barrage de Möhnesee, que trois d’entre eux parviennent à bombarder. L’ouvrage est sérieusement endommagé. Enfin, trois bombardiers visent le barrage d’Edersee, créant là aussi une large brèche. En revanche, trois autres barrages ne seront jamais atteints. Huit des 19 aéronefs sont perdus.
À court terme, l’effet de l’opération Chastise est positif pour les Alliés : la production d’eau douce et d’électricité dans la Ruhr est drastiquement réduite, alors que des infrastructures (usines, mines, ponts, voies de communication…) sont détruites, inondées ou endommagées jusqu’à 80 kilomètres en aval. Mais le bilan humain est très lourd : 53 des 133 membres d’équipage sont tués, ainsi qu’environ 1650 personnes au sol, dont plus de 1000 prisonniers de guerre alliés (ukrainiens et français principalement).
Deux semaines plus tard, la production électrique est revenue à son niveau d’avant l’attaque de la RAF, comme pour l’eau au bout d’un mois. Mais entre-temps, les Allemands ont dû mobiliser d’importantes ressources en hommes et en matériel pour réparer les dégâts ; en face, la propagande consécutive à ce raid remonte le moral des populations alliées, particulièrement en Angleterre, très touchée jusque là par les bombardements allemands. Au point que les pilotes ayant participé à l’opération resteront connus comme les « Dambusters » (« briseurs de barrages ») et feront l’objet d’un film éponyme en 1955. « The Dambusters » est d’ailleurs encore aujourd’hui le surnom de l’escadron 617 de la RAF.
1952 : L’ATTAQUE SUR LE BARRAGE DE SUI-HO
Fin juin 1952, alors que l’affrontement est-ouest consécutif à l’invasion de la Corée du Sud par celle du Nord dure déjà depuis deux ans, les négociations en vue d’une trêve, menées dans le village de Panmunjeom, sont au point mort. Pour pousser le camp adverse (Corée du Nord, URSS et République populaire de Chine) à les relancer, les stratèges du Commandement des Nations unies (en l’occurrence, des généraux et amiraux américains) ont une idée : détruire l’important complexe hydroélectrique associé au barrage de Sui-ho, près de la frontière entre la Corée du Nord et la Chine.
Ce barrage, construit une décennie auparavant par les Japonais, est à l’époque le 4e plus grand du monde, avec 853 mètres de longueur et 160 de hauteur. Ses six générateurs et d’autres centrales électriques proches alimentent en électricité la majeure partie occidentale de la Corée du Nord, ainsi que des régions chinoises frontalières.
Les 23, 24, 26 et 27 juin 1952, les avions occidentaux effectuent pas moins de 1514 sorties, depuis le sol ou depuis des porte-avions ; 670 aéronefs sont impliqués, principalement des forces américaines (Air Force, Navy et Marines) et plus modestement de l’armée de l’air sud-africaine. En face, Soviétiques, Nord-Coréens et Chinois disposent de 485 chasseurs intercepteurs Mig, et de 87 canons antiaériens.
SUCCÈS MILITAIRE, MAIS ÉCHEC POLITIQUE
Après quatre jours de bombardements, l’opération est un succès militaire : le barrage et les centrales sont détruits en quasi-totalité (11 générateurs sur 13) ; la Corée du Nord vient de perdre 90% de ses capacités de production électrique, vivra un black-out total de deux semaines, et ne recouvrera pas ses capacités avant la fin du conflit. Côté chinois, on estime à 23% la baisse de fourniture électrique dans la région voisine de Dairen. Les forces de l’ONU n’ont perdu que cinq aéronefs, dont les équipages ont tous été secourus.
En revanche, côté politique, l’échec est total. Au Royaume-Uni, l’opposition travailliste attaque le gouvernement conservateur de Winston Churchill, l’accusant d’avoir risqué de déclencher la Troisième Guerre mondiale. Aux États-Unis, Harry Truman essuie les critiques inverses : face au succès de l’opération, ses opposants demandent pourquoi l’ONU a attendu deux ans avant de la mener.
Cette bronca en Occident empêche les négociateurs de l’ONU de pousser le camp communiste à la trêve, comme les officiers américains le souhaitaient. La Guerre de Corée durera encore plus d’un an, jusqu’à l’armistice de Panmunjeom du 27 juillet 1953 (même si les deux Corée sont toujours officiellement en guerre).