Vendredi 16 juin, l’amphithéâtre Foch de l’Ecole Militaire et ses abords ont pris des airs de campus universitaire en fin de cursus. Et pour cause : les auditeurs de la session nationale 2022-2023, la deuxième depuis la réforme de l’IHEDN en 2021, ont célébré comme il se doit la fin de leur formation d’un an, avec restitution de leurs travaux, remise des diplômes, master-class d’une personnalité et, pour finir, une soirée de gala.
Les 264 auditeurs, âgés de 47 ans en moyenne, issus de milieux professionnels et géographiques variés, étaient cette année des auditrices pour un tiers, et venus de régions hors d’Île-de-France dans la même proportion. Le secteur privé était le plus représenté, avec en majorité des auditeurs envoyés par des entreprises de la base industrielle et technologique de défense, de grands groupes mais aussi en bonne partie de TPE-PME ou d’ETI, et dans les télécoms, l’énergie, les banques… Les relais d’opinion (parlementaires, avocats, journalistes) étaient aussi bien représentés, avec cependant un seul syndicaliste et un seul représentant de culte, candidats uniques dans leur catégorie respective. Enfin, le secteur public (24 établissements dont le CEA, le CNRS et le CNES) et les civils et militaires du ministère des Armées constituaient des blocs importants, avec aussi 10 militaires étrangers.
Pendant quarante à cinquante journées réparties sur un an selon leur majeure – armement et économie de défense (AED), défense et sécurité économiques (DSE), politique de défense (PolDef), enjeux et stratégies maritimes (ESM) ou souveraineté numérique et cybersécurité (SNC) – ces auditeurs ont rencontré des acteurs de haut niveau du secteur de la défense, visité des sites (en France métropolitaine, en Guyane, Jordanie, à Djibouti, en Israël, au Japon…), et travaillé en 21 comités différents pour réfléchir à une question globale : la défense nationale face à l’affirmation des puissances. Leurs travaux seront transmis aux services de la Première ministre, autorité de tutelle de l’IHEDN.
NÉCESSITÉ DE FAIRE DES CHOIX FAISABLES ET RÉALISTES
« Cette expérience vous a sûrement transformés », a déclaré dans l’amphi Foch l’ingénieure générale de l’armement Florence Plessix, cheffe du département de la session nationale de l’IHEDN. « Et la totalité de vos travaux va créer un désir de France face à cette affirmation des puissances », a poursuivi Guillaume Lasconjarias, chef du département de l’enseignement et de la recherche.
Le chercheur a décelé trois variables communes aux 21 travaux de comités : la façon dont la compétition Chine/Etats-Unis et plus généralement UE/reste du monde influence la France ; l’accélération des dérèglements climatiques ; et l’accès aux ressources qui conditionne la faculté de la France à rayonner. Face à ces constats, trois directions ont émergé : la nécessité pour la France de de faire des choix faisables et réalistes ; de ne pas céder à la tentation de l’argent magique ; et l’importance de la temporalité.
Des porte-parole des comités ont ensuite livré une synthèse de leurs travaux à travers quatre tables rondes, dont voici quelques verbatims, entre constats et recommandations :
1. STRATEGIE ET RETOUR DE L’OFFENSIVE
« Nous devons viser le leadership dans l’économie décarbonée. » « Il est nécessaire de protéger le marché intérieur de l’UE sur les secteurs les plus sensibles. » « Il y a une opposition systémique entre la « main invisible » du marché libéral et le modèle planifié aux racines totalitaires de la Chine. » « Nous devons rechercher la puissance cyber, notamment à travers le lawfare. » « Quelle posture française face à ces nouvelles menaces ? Défensive ou offensive ? Défensive seule n’est pas possible. » « Face à des menaces hypervéloces, se retrancher dans un village gaulois n’est pas possible. » « La question de l’adhésion citoyenne, il est nécessaire que le pays soit conscient de la menace. » « Créer une vision optimiste pour les Français. » « Pour être agile et rapide, il faut fabriquer en France, et former en France. » « Un ministère de la cybersécurité et du numérique. »
2. LES MOYENS DE LA PUISSANCE
« Nous manquons d’ingénieurs, de techniciens, d’ouvriers, notamment dans l’industrie de la défense. » « Il y a 50 millions d’ingénieurs et techniciens numériques rien qu’autour d’Hyderabad, la Silicon Valley indienne. » « En l’absence de compétences, on ne pourra pas dépenser les budgets de la LPM. » « On peut avoir des champions industriels français ! » « La situation est paradoxale : nous avons plus de 10 millions de km2 de zone économique exclusive, mais nous manquons de ressources halieutiques et minières. » « La question de la capacité d’entraînement de la France vis-à-vis de nos partenaires de l’UE et de l’OTAN est une ressource politique et immatérielle à travailler. » « Renforcer l’adhésion des DROM-COM à la nation. » « Se baser sur la Francophonie pour notre influence. » « Être une puissance astucieuse. »
3. LES AUTRES MODES D’EXPRESSION DE LA PUISSANCE
« Les gouvernants doivent conserver leur autonomie de décision face aux pressions sociétales ou de l’UE, afin de construire une vraie stratégie d’influence. » « A l’étranger, nous sommes perçus comme arrogants, et à l’intérieur, nous avons un sentiment de déclassement, alors que nous sommes toujours à la pointe dans beaucoup de domaines. » « Nos hauts fonctionnaires ne sont pas formés à la négociation. » « Il faut de véritables profils de techniciens comme candidats aux élections européennes afin de pouvoir peser à ce niveau. » « Au niveau européen ou de l’OTAN, on peut être alliés sans être alignés. » « Pour la maîtrise de la donnée, les Américains ont une approche business, les Chinois une approche basée sur le contrôle des populations. Et nous, quelle est la nôtre ? » « Il faut créer une fédération européenne du numérique. » « Aujourd’hui, des ONG et des médias sont utilisés pour porter atteinte à nos intérêts fondamentaux. » « Le droit ne doit pas empêcher l’action, il doit la permettre. » « Dans le cyber, nous avons un problème capacitaire face aux grandes ruptures technologiques. IA, quantique… Comment ne pas regarder le train passer, quand on voit les investissements énormes des GAFAM ? Il faut en finir avec la naïveté. » « Aller chercher les jeunes français, développer l’esprit de défense dès le plus jeune âge. » « Notre pays est très désiré de l’extérieur, il faut le rendre fier de l’intérieur. » « Nous devons coopérer avec les ONG proches, influencer celles qui sont dans un entre-deux, et entraver celles qui sont hostiles. » « Les valeurs de démocratie, d’équité sociale et sociétale, parlent encore à l’étranger. »
4. LES LEÇONS DE LA GUERRE EN UKRAINE
« Elle a provoqué une bascule : moins de stocks et de flux, moins de volume, ce qui rend nécessaire la coopération européenne. » « La guerre a réhabilité la notion de souveraineté et rappelé que l’énergie est le langage de la puissance. » « Un usage massif de la désinformation et de l’OSINT. » « L’irruption d’acteurs non étatiques comme les cybercriminels. » « Il faut former notre jeunesse aux menaces cyber. » « L’ombre du nucléaire. » « Pourquoi ne pas créer un livret A pour financer les projets industriels ? »
Après des interventions du général de brigade Pascal Ianni, porte-parole de l’état-major des armées et ancien auditeur de l’Institut, et de Jérôme de Labriffe, président de l’Union IHEDN, sur « l’après IHEDN pour les auditeurs », ces derniers se sont retrouvés pour un buffet déjeuner à l’espace Joffre, qui jouxte l’amphi Foch.
« UNE APPROCHE LUCIDE, OPTIMISTE ET DÉNUÉE DE COMPLEXE OBSIDIONAL »
Puis le général de corps d’armée Benoît Durieux, directeur de l’IHEDN et de l’enseignement militaire supérieur, a livré une allocution de clôture louant « l’approche lucide, optimiste et dénuée de complexe obsidional » des travaux des auditeurs. « Puissiez-vous diffuser cette habitude de débattre sereinement, cette aptitude à se faire confiance, cette ouverture sur le monde et ce sentiment de responsabilité », leur a-t-il demandé.
L’invité d’honneur de cette journée de clôture est ensuite monté sur la scène de l’amphithéâtre Foch. Actuel envoyé personnel du président de la République pour le Liban, ancien ministre de l’Europe et des Affaires étrangères (2017-2022) et de la Défense (2012-2017), Jean-Yves Le Drian a dévoilé pendant une heure son analyse des derniers développements géopolitiques et stratégiques, avant de répondre aux questions des auditeurs. Cette intervention obéissant, comme tous les événements des sessions de l’IHEDN, à la règle de Chatham House, son contenu est resté confiné entre les murs de l’Ecole militaire.