LE VOTE DE LA LPM 2024-2030 EST EN PASSE D’ABOUTIR.
POUVEZ-VOUS NOUS EXPLIQUER LE TRAVAIL PRÉPARATOIRE EFFECTUÉ PAR VOTRE COMMISSION ?
La commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale a débuté la préparation de la LPM dès le mois de juillet 2022. Tous nos travaux de l’année 2022-2023 ont en effet été orientés vers ce rendez-vous majeur. En dehors des travaux sur le projet de loi de finances pour 2023, nous avons organisé 4 grands cycles d’auditions qui ont porté sur l’état de la défense française, le retour d’expérience de la guerre en Ukraine, la dissuasion nucléaire et les modèles d’armées de nos principaux partenaires internationaux. Les cycles sur l’Ukraine et la dissuasion ont d’ailleurs fait l’objet de recueils, accessibles sur le site internet de l’Assemblée nationale. Nous avons en outre réalisé 5 missions d’information pour éclairer nos réflexions en amont de la LPM : une large mission a évalué l’exécution des premières annuités de la LPM 2019-2025 tandis que 4 missions dites « flash » nous ont permis de faire un bilan sur les stocks de munitions, la défense sol-air, les enjeux militaires des fonds marins et la préparation opérationnelle.
Enfin, nous avons multiplié les rencontres. D’une part, en réalisant plus d’une vingtaine de déplacements auprès de nos partenaires internationaux pour bien comprendre leurs perceptions, concourir à la convergence de nos cultures stratégiques et soutenir la dimension capacitaire de nos partenariats. D’autre part, avec la communauté de défense dans nos territoires, auprès d’unités militaires, de centres de la DGA et d’entreprises de défense. Nous avons aussi mis l’accent sur l’association de nos concitoyens en organisant 4 débats publics sur le territoire national (à Brest, Périgueux, Biscarosse et Pau), regroupant à chaque fois près de 200 personnes, ainsi que plusieurs échanges thématiques en ligne, notamment sur le réseau social Discord.
« PLUS DE 1700 AMENDEMENTS DISCUTÉS, DONT 342 ADOPTÉS »
Le projet de texte a été déposé à l’Assemblée nationale le 4 avril 2023 : nous nous sommes alors focalisés sur son contenu, ses apports normatifs ainsi que les équilibres financiers et capacitaires qui le sous-tendent. Là encore, nous avons largement impliqué les députés, bien au-delà de la commission de la défense. La moitié des commissions permanentes de l’Assemblée ont été saisies du texte, sans compter la commission des affaires européennes et la saisine de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST).
Les débats ont été particulièrement nourris : nous avons passé plus de 90 heures à discuter du texte, en commission puis en séance. Plus de 1 700 amendements ont été discutés, 342 d’entre eux ayant été adoptés. C’est donc un texte enrichi et précisé sur de nombreux points qui est sorti de l’Assemblée vers le Sénat, voté à 408 voix, soit 19 de plus que lors de la dernière LPM.
Si plusieurs points de consensus ont été confortés comme le modèle d’armée, le soutien à l’industrie de défense, les réserves ou encore la modernisation de la dissuasion, les débats ont également fait ressortir certaines divergences d’appréciation. Je retiens notamment les lignes de ruptures qui parcourent la NUPES sur le sujet de nos alliances ou ses ambiguïtés sur la dissuasion, comme les apories du RN sur notre appartenance à l’OTAN et à l’Union européenne.
DANS QUELLE MESURE LA GUERRE EN UKRAINE A-T-ELLE INFLUENCÉ LES CONTOURS DE CETTE LOI ?
À L’HEURE DU RETOUR À LA GUERRE DE HAUTE INTENSITÉ, S’INTERROGE-T-ON SUR NOTRE MODÈLE D’ARMÉE ?
La guerre en Ukraine est le révélateur d’un changement de monde et nous fait comprendre que le recours à la force redevient un horizon possible en Europe, dans un contexte marqué par le délitement de l’ordre international fondé sur le droit. Les puissances révisionnistes ne se cachent plus : elles assument ouvertement que la violence et le fait accompli sont au service de leurs ambitions.
La France en tire des conclusions pour sa défense. C’est ce qui explique que la LPM 2024-2030 se substitue à celle votée en 2018 avant que cette dernière ne soit achevée.
Que voyons-nous ? D’abord que nos intérêts restent mondiaux, de la Guyane à la Polynésie, de l’Europe à l’Afrique ; et que, pour garantir leur protection, la France a toujours besoin d’une « boîte à outils » militaire la plus large possible, ce que l’on appelle un « modèle d’armée complet », même s’il ne l’est pas totalement.
Nous observons ensuite que la France n’est pas dans la situation de l’Ukraine, qu’elle dispose d’une force nucléaire souveraine et d’alliances parmi les plus fortes au monde, via notamment notre appartenance à l’UE et à l’OTAN ; en tirant les leçons de la guerre en Ukraine, nous devons donc veiller à ne pas dupliquer spontanément ce dont Kiev a besoin hic et nunc. Les menaces qui nous guettent ne sont pas exactement celles de l’Ukraine, dans leur nature comme dans leur temporalité. Et c’est sans doute là ce qui nous sépare de l’appréciation de situation de nos amis allemands, qui, compte tenu des limites structurelles de leur modèle d’armée, raisonnent davantage à court terme. La LPM 2024-2030 doit nous aider certes à consolider l’armée d’aujourd’hui, mais surtout à préparer celle de demain, au-delà de 2040.
« LA GUERRE EN UKRAINE A MIS EN LUMIÈRE L’IMPORTANCE DE L’INDUSTRIE DE COMBAT »
Nous constatons aussi que la guerre contemporaine a recours des stratégies hybrides et que le champ des conflictualités ne cesse de s’élargir : la guerre informationnelle, la militarisation de l’espace et des fonds marins, l’intensification des menaces cyber comme la prolifération des stratégies indirectes se sont accélérée à un rythme incroyable. En même temps, nous découvrons que nos armées, taillées pour les conflits asymétriques, ont besoin de reconquérir des capacités perdues, par exemple en matière de défense antiaérienne. Il nous faut donc ajuster nos capacités pour pouvoir agir sur un spectre encore plus large, tout en comblant nos lacunes.
La guerre en Ukraine a enfin mis en lumière l’importance de l’industrie de combat. Dans la guerre, la résilience d’une armée repose de façon déterminante sur les capacités industrielles. Nous avons redécouvert qu’une armée comme l’armée russe pouvait tirer jusqu’à 20 000 obus par jour, un tiers de ce que Nexter produit par an. Être apte à « encaisser » des chocs plus durs nécessite de réapprendre la grammaire industrielle de la guerre, en organisant les conditions permettant de passer en « économie de guerre ». Être capable de produire plus et plus vite si le besoin s’en fait sentir, réduire les dépendances, garantir des approvisionnements, relocaliser (à l’instar de la production de poudre « gros calibre » à Bergerac)… les axes de progrès sont nombreux. Pérenniser notre modèle d’armée c’est aussi consolider une base industrielle et technologique de défense (BITD) plus souveraine et plus résiliente.
CETTE LOI MARQUE-T-ELLE UNE ÉVOLUTION DANS NOTRE POLITIQUE DE DÉFENSE, DANS LA COMPOSITION DE NOS ARMÉES ?
Les travaux de LPM ont eu pour objet de répondre aux constats que je viens de lister et de repasser au tamis de nos besoins le modèle d’armée que la LPM 2019-2025 prévoyait d’atteindre. La conclusion est qu’il faut conserver notre modèle d’armée large et cohérent, mais qu’il convient d’en faire évoluer certaines parties pour mieux répondre à l’élargissement des champs de conflictualité.
Notre modèle d’armée est donc adapté sans être révolutionné. Il repose sur l’idée que nous n’aurons pas à faire face d’ici à 2030 à une agression du type de celle que subit actuellement l’Ukraine, mais que certains de nos intérêts pourraient être brutalement et subitement remis en cause. Pour répondre à ces défis, la LPM fait le choix de la cohérence et de la réactivité plutôt que celui de la masse et de l’endurance. La France pourra agir vite, fort et loin (par exemple avec une division entièrement « scorpionnisée » déployable en 30 jours en 2027), mais sa capacité à durer et à se « multiplier » s’adossera à ses alliances et à la capacité de sa base industrielle à soutenir une rapide montée en puissance.
La LPM prévoit une présence dans tous les champs de conflictualité, notamment dans les champs émergents, là où des stratégies indirectes peuvent être mises en œuvre pour contourner ce qui fait notre force dans les champs plus traditionnels ; cela est d’autant plus important que la révolution technologique a une « fonction égalisatrice » qui permet parfois au « faible » de faire trébucher le « fort ».
« NOUS NE RENONÇONS A RIEN, MAIS AJUSTONS LES TRAJECTOIRES »
C’est pour financer cette extension du champ des capacités, tout en restant dans un cadre budgétaire raisonnable pour nos finances publiques, que le choix a été fait de décaler certaines livraisons prévues dans la LPM précédente, sans toucher la cible finale. Certains commentateurs s’en sont parfois émus, sans comprendre l’équilibre global : nous ne renonçons à rien, mais ajustons les trajectoires.
La LPM s’accompagnera de véritables transformations. À titre d’exemple, 10 500 emplois de l’armée de terre vont être transformés, en recréant des unités de guerre électronique dans les unités de mêlée, en renforçant les unités de génie ou d’artillerie ou en créant de nouveaux commandements comme ceux dédiés aux actions dans la profondeur ou aux actions hybrides. Mais cela se verra aussi dans l’armée de l’air qui va pouvoir agir dans l’espace et plus uniquement « à partir » de l’espace. La marine renouvellera plus de 65% de ses bâtiments d’ici à 2030 et développera de nouvelles capacités sous-marines.
En même temps, des programmes capacitaires structurants vont préparer nos forces pour l’après 2030 : ce sont les projets Vulcain ou Titan de l’armée de terre pour robotiser et renouveler son « segment lourd », avec le MGCS [NDLR : char de combat dit « Système principal de combat terrestre », abrégé en anglais MGCS pour « Main Ground Combat System »] à l’horizon ; c’est le standard F5 du Rafale qui disposera d’un drone accompagnateur issu du démonstrateur Neuron, mais aussi le programme SCAF [NDLR : « Système de combat aérien du futur »] qui arrivera à l’horizon 2040 ; c’est le SNLE [NDLR : Sous-marin nucléaire lanceur d’engins] de 3e génération et le porte-avions de nouvelle génération qui entrera en service vers 2038.
AVEC UN BUDGET DE 413 MILLIARDS D’EUROS, CETTE LPM ATTEINT UN RECORD.
COMMENT VONT SE REPARTIR CES CRÉDITS ?
L’effort consenti par la nation de 2024 à 2030 est considérable. Le projet de LPM, tel que voté en première lecture par l’Assemblée nationale, prévoit 413 Mds€ de besoins qui seront financés à hauteur de 400 Mds€ par des crédits budgétaires auxquels s’ajouteront 5,9 Mds€ de ressources extrabudgétaires et 7,4 Mds€ dégagés par des reports de charges ou les inévitables décalages de jalons (ce que l’on appelle les « marges frictionnelles »). L’Assemblée a été particulièrement vigilante à ce que l’aide à l’Ukraine ne produise aucun d’effet d’éviction sur les enveloppes budgétaires annuelles : elle sera donc financée en surplus année après année.
La trajectoire est à la fois sincérisée, puisque toutes les hypothèses de sa construction sont lisibles (y compris l’inflation estimée à 30 Mds€ sur 7 ans), et respectueuses des contraintes de finances publiques. Il n’y a dans ces montants, malgré leur ampleur, « ni luxe, ni aise, ni confort », selon les mots du président de la République.
« LES EFFECTIFS ATTEINDRONT 275 000 EMPLOIS EN 2030 »
Que vont-ils financer ? D’abord, la modernisation résolue de notre force de frappe nucléaire, pour garantir son adaptation à l’évolution des menaces : 13% environ de la LPM y seront consacrés. Plus largement, 268 Mds€, soit 65% de la LPM, seront consacrés aux équipements et à leur maintien en condition. C’est une hausse de 56% par rapport à la LPM 2019-2025. Des efforts importants sont ciblés sur des domaines précis : 100 Mds€ pour les principaux programmes d’armement (porte-avions, SNLE, SCAF, SCORPION, Rafale F4 et F5…), 5 Mds€ pour les drones, 5 Mds€ pour la défense sol-air. Les munitions bénéficieront d’un effort conséquent de 16 Mds€, en augmentation de 45% par rapport à la LPM précédente.
La LPM accentue aussi nos capacités d’action dans les champs hybrides et les espaces communs : le renseignement bénéficiera d’un nouvel élan (5 Mds€), permettant notamment le début du transfert de la DGSE au fort neuf de Vincennes, la cyberdéfense recevra 4 Mds€ et les forces spéciales 2 Mds€, tandis que les capacités spatiales seront dotées de 6 Mds€, permettant d’engager le renouvellement des satellites de renseignement optique et électromagnétique et de développer l’ambitieux programme d’action dans l’espace ARES, tout en démultipliant les capacités de communication spatiale en s’adossant au projet de constellation européenne de satellites IRIS2.
« PLUS DE PERSONNEL, PLUS D’ÉQUIPEMENTS, PLUS D’ENTRAîNEMENT, PLUS D’ÉPAISSEUR LOGISTIQUE »
Pour être plus réactif, la LPM renforce également notre présence militaire outre-mer avec 13 Mds€.
Les ressources humaines ne sont pas oubliées puisque 97 Mds€ leur seront consacrées avec une hausse des effectifs de 6 300 équivalents temps-plein, pour atteindre 275 000 emplois en 2030, sans compter le doublement des réserves qui atteindront 80 000 militaires en 2030 et probablement 105 000 en 2035. 413 Mds€ ce sont donc plus de personnel, plus d’équipements, plus d’entrainement, plus « d’épaisseur » logistique. C’est du muscle. Mais sans aucun gras. Avec peu de remplaçants.
Le texte est actuellement au Sénat. Nous formons le vœu que nous réussirons à nous entendre en commission mixte paritaire (CMP) avant le 14 juillet pour que la LPM puisse être promulguée symboliquement à cette date et donner rapidement le cadre du projet de loi de finances 2024. Nos capacités militaires en ont besoin pour entamer sans attendre leurs transformations. Dans un monde dangereux, la défense de la France l’exige.