Le lancement de l’Académie de défense de l’École militaire (ACADEM) par le ministre des Armées Sébastien Lecornu, jeudi 26 octobre, a été suivi d’une
série de rencontres et débats portant sur diverses thématiques. Parmi ces ateliers, celui intitulé « Recomposition géopolitique au Moyen-Orient : prochaine surprise stratégique ? », programmé de longue date, s’est trouvé projeté au cœur de l’actualité par le déclenchement des hostilités entre le Hamas et Israël. En
cours depuis le 7 octobre, ce conflit est le cinquième en quinze ans entre les deux parties.
Animé par le vice-amiral d’escadre (2S) Pascal Ausseur, directeur général de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES), le débat a rassemblé dans l’amphithéâtre Foch de l’École militaire plusieurs spécialistes de la région : le chercheur franco-libanais Karim Emile Bitar, ancien responsable du programme Moyen-Orient de l’IRIS, enseignant à l’École normale supérieure de Lyon et à l’Institut national du service public (ex-ENA) ; Jean-Paul Chagnollaud, président de l’Institut de Recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO) ; Fatiha Dazi-Héni, chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) ; Théo Nencini, spécialiste de la Chine au Moyen-Orient et de l’Iran, chercheur doctorant à l’Institut catholique de Paris et à l’Université de Grenoble-Alpes ; et Pierre Razoux, directeur académique de la FMES.
« REFUS DE LA PAIX, REFUS DE LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE DE S’IMPLIQUER… »
Expert de la Palestine, Jean-Paul Chagnollaud a d’abord précisé que la situation en cours depuis le 7 octobre est le résultat d’un « triple refus » : « refus de la paix, refus de la communauté internationale de s’impliquer, et celui de ne pas comprendre que le statu quo là-bas était intenable ». Un refus de la paix : après leur signature en 1993, les accords d’Oslo étaient « une espérance pour tout le monde », Israéliens comme Palestiniens. Sauf que des deux côtés, « il y avait des forces qui ne voulaient pas de paix, qui ne voulaient pas de compromis » : « du côté palestinien c’était clairement le Hamas » ; et du côté israélien, « le principal acteur était Benyamin Netanyahou », déjà Premier ministre de 1996 à 1999.
Ensuite, un refus de la communauté internationale de s’impliquer, qui commence juste après la résolution « fondamentale » du Conseil de sécurité de l’ONU du 23 décembre 2016. En janvier 2017, l’arrivée de Donald Trump à la présidence américaine marque le début d’une période où l’on « gère » la situation palestinienne, tout en poussant à une « normalisation » des relations entre Israël et les pays arabes. Et enfin, un refus de comprendre que « le statu quo n’est pas viable », selon l’expression de cette résolution de l’ONU fin 2016 : « D’ailleurs il n’y a pas de statu quo, puisque la situation se dégrade tous les jours », estime Jean-Paul Chagnollaud. Pour les Palestiniens, « l’enfermement de 2,3 millions de personnes à Gaza depuis 2007 est impossible à tenir », notamment pour la jeunesse, « fils ou petits-fils des réfugiés de 1948, aux destins vraiment tragiques, d’une désespérance absolue ». Cette absence de statu quo se voit aussi dans « une accélération de la colonisation encore plus forte » en Cisjordanie et à Jérusalem-Est.
CETTE GUERRE « ÉCARTÈLE TOUS LES PAYS DU MOYEN-ORIENT »
Expert d’Israël, Pierre Razoux a listé les « dilemmes » auxquels fait face le gouvernement de coalition dirigé par Benyamin Netanyahou. D’abord, « ils ont vendu à la population israélienne le fait que la menace existentielle, c’était l’Iran », et que « les Palestiniens, on gère ». Ce qui vient de se montrer faux. Netanyahou est donc « écartelé entre ce qu’il a dit pendant longtemps, et ce qu’il se passe sur le terrain ». Deuxième dilemme, ce gouvernement est aussi écartelé entre « sa population qui lui demande d’appliquer la loi du Talion et d’éradiquer la branche militaire du Hamas, et les États-Unis et les Européens qui l’appellent à la retenue ». Enfin, « le troisième dilemme, c’est l’extension du conflit » éventuelle vers le nord et l’axe constitué par le Hezbollah libanais et l’Iran.
Plus largement, selon lui, la guerre entre Israël et le Hamas « écartèle tous les pays du Moyen-Orient, y compris ceux qui avaient des relations suivies avec Israël : l’Égypte, la Jordanie, la Turquie et les monarchies du Golfe ». Alors qu’ils « avaient de bonnes raisons de s’entendre avec Israël, ils se retrouvent confrontés à leurs opinions publiques, et aux mantras qu’ils répètent depuis des décennies ». Et globalement, Pierre Razoux estime qu’on est « plus que jamais au cœur de la confrontation et de la rivalité de puissance Chine-Etats-Unis ».
« LA PERSISTANCE, LA CENTRALITÉ ET L’UNIVERSALITÉ DE LA QUESTION PALESTINIENNE »
Pour Karim Émile Bitar, « on a de plus en plus besoin d’une réflexion dépassionnée sur ces enjeux », puisque « nous assistons à un certain retour du tribalisme dans les relations internationales. On a le sentiment que les émotions sont en train de l’emporter ». Selon lui, « on est en présence de deux discours radicalement différents, de deux visions qui peuvent apparaître irréconciliables ». Quand on regarde « les chaînes de télévision du « Sud global » et celles de l’Occident », on a le sentiment « d’une incapacité à faire tomber ces œillères, à envisager la souffrance de l’autre camp, et même parfois à humaniser cet autre camp ».
Depuis une vingtaine d’années, « tout le monde savait que toute une série de résolutions internationales étaient violées quotidiennement, on voulait oublier ce conflit israélo-palestinien », comme s’il était devenu « un conflit mineur, de basse intensité ». Or, « cet effroyable carnage du 7 octobre est venu nous rappeler la persistance, la centralité et l’universalité de la question palestinienne ». Pour lui, l’éventualité de l’ouverture d’un second front à la frontière libanaise n’est pas du tout à négliger, ni même celle d’un troisième front en Cisjordanie.
UN « DÉCALAGE FARAMINEUX » ENTRE POSITIONS OCCIDENTALES ET ARABES
Fatiha Dazi-Héni, spécialiste des gouvernements et des sociétés arabo-musulmanes, fait le constat du « décalage de plus en plus croissant entre la compréhension du monde par les Occidentaux et celle des pays du Moyen-Orient, notamment les plus proches de l’Occident », comme les monarchies du Golfe, l’Égypte et la Jordanie : aujourd’hui, il y a chez eux un « unanimisme » considérant « que les principaux États occidentaux qui ont une responsabilité dans la gestion du conflit », les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, « sont en décalage faramineux » avec les positions des États arabes.
« Frappée par la position très neutre de la Chine », elle appelle à « vraiment avoir en tête que même parmi les alliés les plus proches de l’Occident, ces États regardent davantage aujourd’hui vers les BRICS ». Notamment parce qu’ils voient que « le constat des Occidentaux n’est pas le même selon qu’il s’agit de l’invasion russe en Ukraine ou du siège et des bombardements quotidiens à Gaza » : « Force est de constater une impression de déshumanisation lorsqu’il s’agit des victimes palestiniennes par rapport aux victimes israéliennes. Ce ressenti est extrêmement fort. » Dans la perspective des États arabes, les BRICS pourraient donc faire pression sur l’Occident en vue d’une solution politique au conflit israélo-palestinien.
« L’IRAN SE SENT LE GRAND GAGNANT DE CETTE AFFAIRE »
Sur la position iranienne, Théo Nencini explique que « l’Iran se sent le grand gagnant de cette affaire », et estime que, « objectivement, on peut lui donner raison » : « La simple réactivation du conflit israélo-palestinien était un objectif stratégique de l’Iran », et lui permet d’obtenir « des retombées positives d’un point de vue politique, diplomatique et stratégique ». En politique intérieure d’abord, puisque le soutien à la cause palestinienne est « l’un des dogmes fondateurs de la République islamique » : le régime peut donc dire à sa population « nous sommes du bon côté, ne nous renversez pas ». Victoire stratégique, puisque de nombreuses organisations liées à l’Iran (Hezbollah libanais, Houtis yéménites…) « sont à nouveau sur le pied de guerre ».
Le plus gros succès iranien est diplomatique, d’abord en mettant en pause les accords d’Abraham entre Israël et des pays arabes, ainsi qu’en accélérant « l’asianisation » de sa politique étrangère, moyen d’établir « un ordre géopolitique régional alternatif » à celui voulu par les Américains. « Mais la vraie victoire diplomatique (et symbolique) pour l’Iran, c’est l’isolement de l’Occident. » L’épisode en cours depuis le 7 octobre permet « de rendre évident aux yeux du monde que l’Occident » géopolitique (l’Occident plus le Japon et la Corée du sud) « se retrouve isolé diplomatiquement » : « Isolée pendant quarante ans, la République islamique d’Iran prend sa revanche, c’est le sentiment à Téhéran. »
L’animateur du débat, l’amiral Ausseur, a de son côté bien marqué la nécessité de balancer l’analyse : « Cette situation illustre bien le nouveau monde dans lequel nous sommes, un monde qui se fracture », a-t-il noté, pointant notamment « le volet idéologique, émotionnel, qui s’appuie sur du ressentiment et sur une humiliation », et creusant les différences entre pays et entre communautés. Il a enfin mis en garde à propos des réseaux sociaux, d’Internet, de l’intelligence artificielle qui « sont des bombes nouvelles à fragmentation sociétale, et à fragmentation entre Etats, entre communautés ».
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