2023-24 : OPÉRATIONS « DOPPELGäNGER » ET « PORTAL KOMBAT »
Depuis l’invasion russe de l’Ukraine en 2022, le pays agresseur se distingue par sa stratégie hybride : en plus de l’offensive conventionnelle qu’il mène sur le front, il se livre aussi à une guerre informationnelle en Occident.
Début février, le service gouvernemental français de lutte conte les ingérences numériques étrangères Viginum a publié un rapport sur « Portal Kombat » : constitué « d’au moins 193 sites », ce « réseau de « portails d’information » numériques aux caractéristiques similaires » diffuse « des contenus pro-russes à destination d’audiences internationales ».
Dans son analyse, Viginum détaille son fonctionnement et ses objectifs : « Les sites de ce réseau ne produisent aucun contenu original mais relaient massivement des publications issues en majorité de trois types de sources : des comptes de réseaux sociaux d’acteurs russes ou pro-russes, des agences de presse russes et des sites officiels d’institutions ou d’acteurs locaux. »
« L’objectif principal semble être de couvrir le conflit russo-ukrainien en présentant positivement « l’opération militaire spéciale » et en dénigrant l’Ukraine et ses dirigeants. Très orientés idéologiquement, ces contenus exposent des narratifs manifestement inexacts ou trompeurs qui, concernant le portail ciblant la France, pravda-fr.com, participent directement à polariser le débat public numérique francophone. »
En 2023, Viginum avait déjà débusqué une autre opération russe. Baptisée « Doppelgänger » (« double maléfique » en allemand) ou « RNN » (du nom du site Reliable Recent News), elle consistait à dupliquer le graphisme de sites officiels ou d’information ouest-européens, mais avec un contenu mensonger pro-russe. « Au moins 58 articles » ont ainsi été publiés sur des sites se faisant passer, en France, pour ceux du Monde, de 20 Minutes, du Parisien et du Figaro, mais aussi du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
2018 : SCANDALE FACEBOOK-CAMBRIDGE ANALYTICA
Au milieu des années 2010, la société britannique Cambridge Analytica (CA) commence à « aspirer » illégalement les données personnelles de millions d’utilisateurs de Facebook – plus de 87 millions au total. Elle propose ensuite à ses clients de viser certains utilisateurs en fonction de leurs préférences politiques, établies grâce à leur comportement sur le réseau social.
Par « micro-ciblage », les utilisateurs voient s’afficher dans leur fil d’actualité certaines informations propres à les influencer. La campagne électorale de Donald Trump en 2016 compte parmi les premiers clients, avec celle de son rival Ted Cruz. Les utilisateurs de Facebook identifiés comme des soutiens de Trump reçoivent dans leur fil des images positives de leur champion, ainsi que des informations pratiques sur les bureaux de vote. Quant aux électeurs indécis, ils voient des célébrités soutenant Trump, ou des contenus négatifs sur son adversaire démocrate, Hillary Clinton, affirmant par exemple qu’elle serait corrompue.
Il reste cependant difficile de déterminer dans quelle mesure les données livrées par Cambridge Analytica ont favorisé l’élection de Donald Trump. Concernant le référendum du 23 juin 2016 sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne, plus couramment appelé « Brexit », plusieurs lanceurs d’alerte ont permis de mieux documenter les tromperies. Par le biais d’AggregateIQ, entreprise canadienne appartenant au même actionnaire qu’elle, Cambridge Analytica a fourni des données issues de Facebook à plusieurs organisations du camp du « Leave », après les avoir croisées avec des données électorales. Christopher Wylie, directeur de recherche chez CA, l’a affirmé après avoir décidé de dénoncer ces pratiques : « Sans AggregateIQ, le camp du ‘Leave’ n’aurait pas pu gagner le référendum, qui s’est joué à moins de 2% des votes. »
1944 : L’OPÉRATION FORTITUDE
La Seconde Guerre mondiale a été l’occasion de nombreuses opérations de désinformation – on se souvient par exemple du rôle de l’Américaine Elizabeth Peet McIntosh, qui réécrivait, en noircissant la réalité, les lettres de soldats japonais à leurs familles afin de démoraliser l’arrière. Mais la plus célèbre de ces opérations, qui en regroupe plusieurs, a concerné le débarquement allié du 6 juin 1944 en Normandie : l’opération Fortitude.
Pendant que cette arrivée massive de troupes en France se prépare au Royaume-Uni, les alliés s’efforcent d’« intoxiquer » les Allemands, en laissant croire que le débarquement aura lieu en Norvège (opération Fortitude Nord) ou dans le Pas-de-Calais (Fortitude Sud). Pour crédibiliser ces hypothèses, des unités factices sont mises en place sur le sol britannique, avec un vrai commandement, de vrais insignes et une activité radio aussi importante que pour de vrais casernements, mais des chars gonflables, de faux avions ou de fausses barges de débarquement. Des agents doubles transmettent aux nazis les fausses informations, pendant que des diplomates d’États neutres sont aussi leurrés, trompant par ricochet les services allemands. Le Pas-de-Calais est intensément bombardé, le 5 juin notamment.
Le lendemain, quand le débarquement a lieu sur les plages normandes, Fortitude entre dans une deuxième phase : faire croire que ce n’est qu’un leurre, et que le vrai débarquement aura bien lieu plus au nord. C’est un succès : les Allemands maintiennent le gros de leur troupe dans le Pas-de-Calais, et ne se rendent à l’évidence que fin août-début septembre. Entre-temps, Paris a été libérée.
1812 : LE FAUX TESTAMENT DE PIERRE LE GRAND
Peu après l’invasion de l’Ukraine, en mars 2022, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a fustigé en des termes choisis une déclaration de son homologue britannique d’alors, Liz Truss. Cette dernière venait d’affirmer qu’en cas de succès en Ukraine, la Russie pourrait attaquer les pays baltes et la Moldavie. Niant cela, le Russe a rétorqué : « C’est assez exemplaire de la culture, de la politique et de la diplomatie anglaises. Les Britanniques ont écrit le faux testament de Pierre le Grand exactement de la même manière. »
Cette référence nous renvoie 210 ans plus tôt, à la veille de la campagne de Russie menée par Napoléon 1er. En 1812 donc, un ouvrage anonyme paraît à Paris. On y trouve ce qui est présenté comme le testament du tsar Pierre le Grand (1672-1725), le modernisateur de la Russie. Il y conseille à ses successeurs de s’allier aux deux grandes puissances d’Europe occidentale de l’époque, avant de les trahir afin de dominer tout le continent :
« Il importe de proposer séparément, et sous le sceau du secret, à Versailles puis à Vienne, de partager avec eux l’empire mondial. Si l’un des deux accepte, ce qu’il est facile d’obtenir en flattant les ambitions et l’amour propre, il conviendra de l’utiliser pour anéantir l’autre, avant d’écraser celui qui restera… L’issue du combat ne fait pas de doute, car la Russie possède déjà tout l’Orient et la majeure partie de l’Europe. »
Sous Napoléon et jusqu’à la Première Guerre mondiale, ces quelques phrases seront utilisées par la propagande anti-russe en Europe de l’Ouest. Ce n’est qu’au XXe siècle que des historiens ont prouvé que ce testament était un faux – Pierre le Grand n’en a d’ailleurs pas laissé. Mais n’en déplaise à Sergueï Lavrov, ce faux ne venait pas d’un Anglais. Son auteur était Michal Sokolnicki, un officier polonais exilé à Paris sous la Révolution, soucieux d’obtenir du soutien pour son pays contre la Russie.
VIe SIÈCLE AVANT NOTRE ÈRE : LES PRÉCEPTES DE SUN TZU
Le plus ancien traité de stratégie à nous être parvenu est le célèbre « Art de la guerre ». Son auteur, le général chinois Sun Tzu (ou Sun Zi), aurait vécu de – 544 à – 496 environ. Les 13 articles de l’Art de la guerre, qui traitent de tous les aspects de la tactique et de la stratégie (les moyens, la topographie, l’attaque…), ont influencé tous les théoriciens depuis.
Dans son 13e et dernier chapitre, « De la concorde et de la discorde », Sun Tzu aborde la désinformation. Évoquant « cinq sortes de division » (ou discorde), il prête à la « division de mort » les mêmes objectifs que « Portal Kombat » en 2024 : « polariser le débat » et saper la cohésion dans les rangs ennemis. Voici comment le stratège la définit : « La division de mort est celle par laquelle, après avoir fait donner de faux avis sur l’état où nous nous trouvons, nous faisons courir des bruits tendancieux. »
Il développe plus loin l’effet attendu. Dans l’Antiquité, bien avant les médias de masse et Internet, on pense immanquablement à la situation contemporaine – il suffit d’ajouter à l’équation l’opinion publique, inexistante à l’époque : « Si vous avez fait courir des bruits, tant pour persuader ce que vous voulez qu’on croie de vous, que sur les fausses démarches que vous supposerez avoir été faites par les généraux ennemis ; si vous avez fait passer de faux avis jusqu’à la cour et au conseil même du prince contre les intérêts duquel vous avez à combattre ; si vous avez su faire douter des bonnes intentions de ceux mêmes dont la fidélité à leur prince vous sera la plus connue, bientôt vous verrez que chez les ennemis les soupçons ont pris la place de la confiance, que les récompenses ont été substituées aux châtiments et les châtiments aux récompenses, que les plus légers indices tiendront lieu des preuves les plus convaincantes pour faire périr quiconque sera soupçonné. »