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Dénucléarisation de l’Ukraine dans les années 1990 : « Une crise passée totalement inaperçue »

Premier diplomate à avoir représenté la France en Ukraine au moment de la chute de l’URSS, Hugues Pernet revient sur les délicates négociations menées pour éviter que le nouvel État, qui abritait des milliers d’armes soviétiques, ne devienne une puissance nucléaire. Entretien.
Visuel du Lundi de l'IHEDN

Du 23 mai 1990 au 13 janvier 1993, Hugues Pernet a porté les positions françaises en Ukraine, d’abord comme consul général, puis comme ambassadeur de France à compter du 1er avril 1992. Il fut donc le premier diplomate français à occuper ces postes, alors que l’Ukraine proclamait le 24 août 1991 son indépendance de l’URSS, dissoute le 26 décembre suivant.

Ce « cadre d’Orient », qui a ensuite été notamment directeur de l’Europe continentale au Quai d’Orsay puis ambassadeur de France en Serbie-et-Monténégro (où il a suivi l’indépendance du Monténégro, en 2006) puis en Ouzbékistan, a raconté son expérience ukrainienne dans « Journal du premier ambassadeur de France à Kiev 1990-1993 : aux origines de la guerre » (Flammarion, mars 2023). Il revient ici sur la complexe dénucléarisation de l’Ukraine lorsqu’il était en poste.

POURQUOI LE DOSSIER NUCLÉAIRE ÉTAIT-IL PRIORITAIRE QUAND VOUS AVEZ PRIS VOS FONCTIONS À KIEV EN 1990 COMME CONSUL GÉNÉRAL DE FRANCE, PUIS AMBASSADEUR ?

Lors du démembrement de l’URSS, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France se sont trouvés confrontés à un risque majeur de prolifération nucléaire en Europe. Il fallait traiter dans l’urgence, sans y être vraiment préparés, avec des interlocuteurs quasi inconnus, une crise de nature à bouleverser les équilibres stratégiques mondiaux.

Nous étions au lendemain des accords de Belovej (ou de Minsk) du 8 décembre 1991 consacrant l’émergence de nouvelles entités étatiques : la Fédération de Russie, dirigée par Boris Eltsine, et l’Ukraine, présidée par Leonid Kravtchouk (élu, tout comme son homologue russe, au suffrage universel), au détriment de l’URSS dont le Président, Mikhaïl Gorbatchev, n’avait pas la légitimité conférée par les urnes. Or il se trouvait que plusieurs milliers d’armes nucléaires soviétiques étaient déployées sur les territoires de l’Ukraine, de la Biélorussie et du Kazakhstan, dans une posture offensive.

Comment gérer cette situation complexe d’où pouvaient émerger quatre puissances nucléaires nouvelles, la Russie avec un arsenal de plus de 10 000 têtes nucléaires, l’Ukraine avec 3600, la Biélorussie et le Kazakhstan avec quelques centaines ?

L’Ukraine tout juste indépendante posait, un peu à son corps défendant, un problème grave et très spécifique. Il fallait trouver rapidement une solution, politique, juridique, opérationnelle et militairement fiable, pour l’utilisation éventuelle des milliers d’armes nucléaires stratégiques et tactiques déployées sur son territoire avant leur transfert effectif en Russie.

Bref, qui était responsable en dernier ressort de la décision du feu nucléaire dans cet espace en pleine mutation : MM. Gorbatchev, Eltsine, Kravtchouk, ou le maréchal Chapochnikov, alors ministre soviétique de la Défense ?

Cette véritable crise est passée totalement inaperçue du grand public et encore aujourd’hui des historiens, peut-être en raison du fait que son origine n’était pas le résultat d’une agression extérieure ou d’une sédition intérieure.

Il était totalement inconcevable pour les autorités françaises mais également britanniques et américaines de voir émerger du jour au lendemain une puissance nucléaire militaire majeure en Europe. À cela s’ajoutait le fait que personne en Occident ne connaissait les éventuels futurs responsables d’un tel arsenal. Seul était connu le Président Gorbatchev.

DANS CE CONTEXTE, QUELLE A ÉTÉ LA STRATÉGIE OCCIDENTALE ?

Il faut déjà rappeler que Kiev avait annoncé dès le 16 juillet 1990, dans sa déclaration de souveraineté alors qu’elle faisait encore partie de l’URSS, vouloir être « neutre et dénucléarisée ».

Le Président du Soviet suprême de l’Ukraine encore soviétique, Leonid Kravtchouk, sera reçu pour la première fois (non sans difficultés car il fallait ménager le Président soviétique) par le président de la République François Mitterrand, le 3 octobre 1991. Il fallait bien faire connaissance d’une personnalité susceptible d’être à la tête d’un arsenal douze fois supérieur numériquement à celui de notre pays (3600 têtes contre 300).

À cette occasion, le président du Parlement ukrainien exposait aux plus hautes autorités françaises la marche inéluctable de son pays vers son indépendance et sa future politique de défense.

Selon le Président Kravtchouk, l’Ukraine allait se doter d’une armée nationale conventionnelle. Le problème des armes nucléaires était d’une autre nature, selon lui. Si l’Ukraine souhaitait être dénucléarisée, il n’en restait pas moins qu’elle se retrouvait, si ce n’est à la tête, du moins avec de nombreuses armes nucléaires stratégiques et tactiques déployées sur son territoire.

L’interlocuteur du président de la République confirmait qu’il ne souhaitait pas participer à la décision du feu nucléaire. Cette fonction pouvait être dévolue, à titre transitoire, précisait-il, à M. Gorbatchev mais pas à un président d’une République. Un euphémisme pour ne pas nommer le Président Eltsine qui avait, deux jours à peine après la proclamation de l’indépendance de l’Ukraine le 24 août 1991, menacé cette dernière de réviser les frontières et de récupérer le Donbass et la Crimée. C’était il y a plus de 30 ans !

Au fil du temps, la position de l’Ukraine s’était durcie. Elle ne souhaitait pas que les armes déployées sur son territoire soient transférées à la Fédération de Russie. Elle concédait un rôle intérimaire au Président sortant, Gorbatchev, mais exigeait de pouvoir contrôler les transferts et de bénéficier de la part des puissances nucléaires occidentales de garanties de sécurité pour faire face à l’hostilité russe déjà clairement exprimée. La guerre était déjà perçue comme inéluctable, à terme, avec son voisin. Dans le bureau du Président Kravtchouk, fin 1992, son conseiller diplomatique m’a directement demandé : « Quelle sera l’attitude de la France en cas de conflit ouvert avec les Russes en Crimée ? » « Les États-Unis ne s’en mêleront pas », a-t-il ajouté.

La Fédération de Russie n’était pas en reste et instillait le doute chez les Occidentaux quant à la réelle volonté de l’Ukraine de renoncer aux armes nucléaires. Les oreilles étaient attentives à l’Ouest car l’Ukraine disposait de grands centres de recherches et d’entreprises nucléaires et balistiques. Or, le pays traversait une crise économique majeure et les risques de prolifération de technologies nucléaires et balistiques étaient pris très au sérieux.

QUELLES MESURES ONT DONC ÉTÉ PRISES ?

La décision s’est vite imposée en Occident : la Fédération de Russie serait non pas l’État successeur de l’URSS, mais son continuateur. Il bénéficierait ainsi directement du siège de l’URSS au Conseil de sécurité de l’ONU et de l’ensemble de l’arsenal nucléaire soviétique. Les 3600 têtes nucléaires ukrainiennes ont donc été progressivement transférées en Russie.

La question qui demeurait en suspens était la nature des garanties de sécurité que les Occidentaux seraient prêts à accorder à une Ukraine devenue indépendante et confrontée à une Fédération de Russie à laquelle on pensait devoir beaucoup.

L’Occident, l’OTAN avaient remporté une victoire sans précédent sans avoir à compter de morts. L’Europe de l’Est était libérée du joug soviétique, cela concernait plus de cent millions d’habitants.

L’heure était à la confiance réciproque. Les États-Unis considéraient que l’essentiel, le démembrement de l’ennemi soviétique, avait été atteint. Les Européens se devaient de mettre à niveau les États tout juste émancipés. Clairement, l’Ukraine alors ne faisait pas partie de la zone d’influence américaine. Les Américains s’étaient déjà retournés vers leurs objectifs dans le Pacifique. Quant à l’UE, elle n’avait pas les moyens, à ce moment-là, d’offrir une quelconque perspective à un pays qui comptait alors cinquante millions d’habitants. L’heure était à la pause, au ménagement d’une Russie qu’il ne fallait pas humilier, au risque de remettre en cause les acquis récents.

De plus, les élections aux États-Unis avaient amené à la Maison Blanche un Président démocrate. Fin 1992, une vision bi-partisane sur la question des garanties de sécurité à offrir à l’Ukraine faisait l’objet d’un consensus aux États-Unis. Une délégation de sénateurs démocrate et républicain, Nunn et Lugar, avait retenu une approche a minima, qui aboutira deux années plus tard au mémorandum de Budapest de 1994. Ce texte n’est pas un traité, comme son nom l’indique. Il stipule que la Fédération de Russie reconnaît l’intégrité territoriale de l’Ukraine et s’engage à ne pas utiliser l’arme atomique contre ce pays qui s’en est volontairement défait. L’Occident, les États-Unis en particulier, ne s’engageaient guère. La France n’était pas signataire de ce document. Elle s’y associera ultérieurement.

Ainsi, un risque majeur de prolifération nucléaire a-t-il été évité grâce au pragmatisme et à l’efficacité des dirigeants de l’époque. Cependant, le résultat était imparfait et précaire.

POUR QUELLES RAISONS ?

Il ressortait de cette crise que la fin de l’empire soviétique était profondément différente de la chute des empires précédents, perse, romain, austro-hongrois ou turc. La différence résidait et réside toujours dans le fait que la Fédération de Russie, bien qu’au bord du gouffre à l’époque, bien qu’ayant rétrocédé les marches occidentales de son empire sans réelle contrepartie, était, grâce à sa capacité nucléaire de premier plan, encore capable de détruire plusieurs fois la planète, États-Unis compris. Ce facteur a été déterminant et le demeure.

Le démantèlement d’une puissance nucléaire par la force, la sédition intérieure ou tout simplement par l’évolution constitutionnelle du pouvoir peut générer des risques de prolifération disproportionnés par rapport aux enjeux. Aujourd’hui, il est clair que les États-Unis ne veulent en aucun cas prendre ce risque avec la Russie.

Ainsi, la faiblesse interne d’une puissance nucléaire peut-elle offrir une défense inattendue à son régime, puisqu’il pourrait s’avérer dangereux de rechercher sa déstabilisation sans s’être assuré au préalable du devenir des armes nucléaires en sa possession.