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Le général de Monsabert, figure oubliée de la Libération

Cinquième épisode de notre série « Esprit 44 » en partenariat avec la Fondation Charles-de-Gaulle : éclipsé par l’ombre des Leclerc, De Lattre ou Juin, Joseph de Monsabert fut pourtant l’un des plus éminents chefs des combats ayant conduit à la victoire de 1945.

DE 1944 À 2024, L’ESPRIT DE DÉFENSE EN PARTAGE

Lui-même l’avait pressenti, et même écrit dans ses « Notes de guerre » : aujourd’hui, le général de Monsabert est quelque peu oublié, contrairement à d’autres figures de la Libération comme les maréchaux de France Leclerc, Juin ou De Lattre de Tassigny, dont les noms désignent aujourd’hui un nombre incalculable de voies dans tout le pays.

Pourtant, le libérateur de Marseille réunissait autant que les trois autres (qui furent ses chefs ou son subordonné pour Leclerc) d’éminentes qualités d’officier : brillant militaire, meneur d’hommes exceptionnel, il a su aussi naviguer dans les complexes relations entre ces généraux au caractère parfois versatile, ses propres troupes (en grande partie issues d’Afrique du Nord), celles de la Résistance et l’armée américaine. Huit décennies plus tard, ses exploits et ceux de ses soldats participent de la culture de défense, que l’IHEDN a pour mission de promouvoir.

SOLDAT DE MÉTIER ET DE TRADITION FAMILIALE

Dans le documentaire « Ils étaient la France », d’Éric Blanchot (2004), consacré aux derniers tirailleurs algériens et à leur rôle dans le débarquement de Provence puis dans la Libération de la France, une figure émergeait : celle du général Joseph de Goislard de Monsabert. Plusieurs voix regrettaient que son aura ait été éclipsée par celle de De Lattre.

Soldat de métier et de tradition familiale, « colonial » dès sa sortie de Saint-Cyr, dans la promotion « Maroc » (1907), fin connaisseur de l’Afrique du Nord, Monsabert incarne le cadre de l’armée d’Afrique, devenue Première armée française. L’étude récente de l’historienne Claire Miot l’a montré, cette armée, bien que démobilisée après l’armistice de juin 1940, n’en entretient pas moins un potentiel militaire que le débarquement allié en Afrique du Nord (novembre 1942), puis l’aide opérationnelle et militaire américaine, permettent de réactiver.

Passé les vives tensions entre le chef de cette armée, Henri Giraud, et Charles de Gaulle, celle-ci se met en ordre de marche. Elle se prépare dès l’automne 1943 à livrer deux batailles fondatrices et meurtrières, mais qui, à côté de l’épopée de la 2e DB de Leclerc, restaurent l’image du potentiel militaire français : la campagne d’Italie, où ces troupes jouent un rôle décisif de fer de lance, puis le débarquement de Provence (15 août 1944), dont l’importance stratégique, la difficulté technique et l’âpreté des combats sont souvent sous-estimées du fait de la comparaison avec le débarquement initial de Normandie.

AIMÉ DE SES TROUPES POUR SA SIMPLICITÉ ET SA VIRTUOSITÉ AU COMBAT

C’est là une injustice. D’abord parce que comme toute opération amphibie, il s’agit d’une opération délicate et risquée, que les Allemands accueillent par une résistance forte, à Marseille et à Toulon. Ensuite parce que ce débarquement est porteur d’effets tactiques importants, sa nouvelle facilitant par exemple le soulèvement de Paris.

Dans cette armée dirigée par De Lattre de Tassigny, et animée par des figures triomphantes de la France libre comme les généraux Edgard de Larminat ou Diego Brosset, la figure de Monsabert, moins immédiatement flamboyante, plus tardive dans l’engagement, se distingue pourtant. « Gentilhomme gascon », aimé de ses troupes pour sa simplicité et sa bonhommie comme pour sa virtuosité sur le plan opérationnel, Monsabert n’est pas animé de cette flamme presque tragique des coureurs d’absolu de la France libre. Il est en revanche un remarquable chef opérationnel, aimé de ses hommes, particulièrement la 3e Division d’infanterie algérienne (DIA), qu’il mène de la campagne de Tunisie à Stuttgart, d’où il vit la fin des combats.

C’est enfin un homme qui ne sépare pas son engagement militaire de sa foi chrétienne, célébrant à Notre-Dame de la Garde la libération de Marseille : « C’est la Vierge qui a tout fait. » Sa capacité à obtenir le meilleur de troupes algériennes et marocaines absolument décisives à Toulon et à Marseille en fait un acteur essentiel et méconnu de la Libération, sur laquelle ses « Notes de guerre » offrent un témoignage de premier plan.

Elles offrent également un éclairage sur l’art du commandement, et sur ce lien avec ses troupes qu’il n’hésite pas à qualifier de « familial », profondément touché qu’un goumi marocain l’appelle « mon père ».  « L’action du chef est presque insaisissable, je veux parler de celle qui est parfois la plus efficace », écrit-il.

LE DILEMME DE L’ARMISTICE DE JUIN 1940

Né en septembre 1887 à Libourne (Gironde), Joseph de Goislard de Monsabert appartient, comme De Gaulle (de trois ans son cadet), à une génération élevée dans l’idée d’une guerre de revanche. Mais contrairement au futur président de la République, il s’inscrit dans une famille de tradition militaire : son chemin vers Saint-Cyr, qu’il intègre en 1907, est naturel.

Autre différence notable avec De Gaulle, Monsabert choisit à sa sortie une affectation dans l’Empire, au Maroc. Il s’agit là d’un choix classique dans cette génération (ce sera par exemple celui de Juin, major de la promotion de De Gaulle deux ans plus tard) : la solde est meilleure, la progression de grade plus rapide, enfin l’imaginaire de cette génération de militaires français est marqué par des combats en Afrique ou en Asie.

Présent à la tête de la 9e compagnie de zouaves marocains, Monsabert est nommé capitaine en 1915, puis chef de bataillon à la sortie d’un conflit qui lui vaut sept citations. La paix le ramène en Afrique du Nord : colonel en 1937, il dirige en 1939 le groupement du Sud tunisien, à Blida.

Pour beaucoup d’officiers de l’armée d’Afrique, l’armistice de juin 1940 pose un dilemme : quand De Gaulle appelle au rôle de l’Empire dans la poursuite de la lutte, la loyauté à Vichy prévaut majoritairement, sur le modèle du général Charles Noguès, commandant en chef des forces françaises d’Afrique du Nord, qui reste sourd aux appels londoniens.

MONSABERT N’A « JAMAIS ACCEPTÉ LA DÉFAITE »

Pourtant, ces armées n’ont que peu connu la confrontation, et restent étrangères au « complexe » nourri par les troupes enfoncées et démembrées sur le front du Nord-Est de La France.

Monsabert regrette alors que les troupes n’aient pas été massivement envoyées en Afrique du Nord : « L’aviation, la marine auraient rejoint au complet. Et quelle impression formidable en Afrique, auprès de nos indigènes ! Quelle cohésion avec nous contre un ennemi qui serait devenu l’ennemi le plus détesté que l’on puisse imaginer ! »

Mais il y oppose un sentiment d’impuissance : « J’ai la courte honte de sentir que j’ai déçu bien des cœurs simples et francs. Hélas, qu’aurais-je pu faire ? Même pas faire couler du sang inutile ! » Le débarquement allié en Afrique du Nord de novembre 1942 met fin à ce qu’il nomme « l’entre-deux-guerres ».

Protégé par le général Maxime Weygand, délégué général pour l’Afrique du Nord du gouvernement de Vichy, qui le promeut général en 1941 et le nomme à Blida, Monsabert confesse n’avoir « jamais accepté la défaite » : « Les régiments de ma brigade me rendront justice que je leur ai toujours annoncé la guerre et non la paix. »

LES FANTASSINS ALGÉRIENS APRÈS LES ZOUAVES MAROCAINS ET TIRAILLEURS TUNISIENS

Proche fidèle de Giraud (dont il estime qu’il a « gardé l’armée française qui va se battre et libérer la France »), il participe à la campagne de Tunisie, avant de prendre en mars 1943 le commandement de la troisième division d’infanterie algérienne.

Après un été de préparation au cours duquel il reste loyal à Giraud dans son duel avec De Gaulle, il s’envole le 13 décembre 1943 pour Naples et la « grande aventure ».

Sa vision est un mélange d’optimisme et de circonspection : « Cette armée française, reformée, armée, équipée, instruite, elle vaut vingt fois les immenses armées alliées, qui l’apprécient, certes, mais n’admettaient pas qu’elle fasse figure d’alliée placée sur le même pied d’égalité. Alors, il faut y aller lentement, faire son nid dans la bataille, se montrer peu à peu, s’imposer, se faire valoir, avant de rentrer en France, pour y être les maîtres un jour. »

L’engagement de la Première armée française en Italie est une renaissance militaire. Celle-ci doit beaucoup aux armements et aux concepts opérationnels américains, mais également à une stratégie résolument offensive, oubliée en 1940. « Ce qui me fait plaisir, c’est cette poussée en avant », confie Juin à Monsabert.

« MES HOMMES SONT À BOUT »

Les combats acharnés sur la ligne Gustave (ensemble de fortifications coupant la péninsule italienne à son niveau le plus étroit), symbolisés par la prise de la crête du Belvédère, engagent l’héroïsme et la rusticité des tirailleurs algériens et des goumiers marocains, et le sacrifice des tirailleurs tunisiens (plus de la moitié du 4e Régiment de tirailleurs tunisiens donne sa vie en une dizaine de jours de combats, du 25 janvier au 4 février 1944).

Monsabert ne le cache pas : « Mes hommes sont à bout, je devine leur état de fatigue physique et nerveuse. Mes ordres d’attaque sont des actes de volonté. Il faut fermer son cœur aux plaintes des sous-ordres, aux états des pertes. Il ne faut voir que le but : avoir prise sur le dernier quart d’heure. »

La tête de pont établie dans le massif du Cairo conditionne l’avancée américaine au Nord du Mont Cassin. Monsabert peut exulter : « La victoire est un acte de foi ! Rien sans risques », citant les félicitations de Juin : « Vous gagnez la bataille à vous tout seul. » Et reconnaître la grâce qui a porté ses hommes au combat : « La France est là […] Je le leur ai dit. Avec un merci, un simple merci. »

UNE FORME DE DÉFIANCE ENVERS DE GAULLE

La remontée du front italien se poursuit, âpre. Le 5 mars, Monsabert reçoit la visite de De Gaulle : « Vous êtes des soldats, je m’adresse à des soldats. Je suis obligé de manœuvrer. La partie est dure. Il faut sauver l’armée française d’abord. » À quoi Monsabert répond : « C’est la meilleure carte de la France. »

De Gaulle, déjà chef de l’État plus que militaire, acceptant les « réfugiés de la IIIe République », nourrira toujours chez Monsabert une forme de défiance. Il la contrebalance par son souci, constant, obsessionnel, de maintenir une « unité » française, qui avait manqué en 1940, et qui constitue pour lui la clé du renouveau, l’armée en étant le creuset.

Pourtant le combat continue, acharné, devant un ennemi qui se décompose progressivement. Au contact de ses tirailleurs, Monsabert maintient une dynamique, une dureté au feu dont il convient avec modestie : « On se plaît à reconnaître le moral, le tonus de ma division. Peut-être mon œuvre est-elle beaucoup plus dans la formation, l’entretien, l’épanouissement de cette âme que dans le plus ou moins de sagacité dont je puis faire preuve dans son emploi. »

Entre l’entrée à Rome (5 juin) et celle à Sienne (3 juillet), il est fait Compagnon de la Libération, le 29 juin, par le général de Gaulle.

LE DÉBARQUEMENT DE PROVENCE, UNE « FURIA FRANCESE »

Le général de Monsabert au Vieux-Port de Marseille, fin août 1944.

Le débarquement de Provence est sans doute bien plus que celui de Normandie le débarquement des armées françaises. Si Leclerc et la 2e DB sont à l’œuvre dès le 1er août à Utah Beach, c’est près de 230 000 soldats français qui participent à l’opération « Dragoon » à partir du 15 sur les côtes méditerranéennes. Pour Monsabert et sa division, c’est l’adieu à Juin, à Sienne, et le passage sous le commandement de De Lattre de Tassigny, dont la personnalité plus changeante le déconcerte parfois.

C’est en baie de Gaète, près de Naples, que ses troupes se régénèrent, et se préparent à la « lourde machine de débarquement ». Quand celui-ci intervient, le 15 août, « on ne fait qu’un, une grande force unie vers la France ». Au débarquement (« France, la troisième division d’infanterie algérienne ramène des drapeaux vainqueurs ! »), Monsabert, un temps décontenancé par l’absence de résistance allemande immédiate, se lance à l’assaut de Marseille, où les Forces françaises de l’intérieur (FFI) se sont soulevées et l’appellent au renfort.

Dans un contexte confus et dangereux, fait de rivalités entre les FFI et de « fusillades auxquelles on ne comprend rien », la négociation directe avec le général allemand, Schaeffer, au fort Saint-Jean, ne donne rien :  ce n’est que le 28 août, après de durs combats et le souci constant de sauvegarder le patrimoine urbain (Notre-Dame de la Garde), que Monsabert reçoit la capitulation allemande : « Au fond, nous étions d’accord d’avance, et je leur ai fait la part belle pour sauver Marseille et rendre disponible ma division pour la poursuite de demain ».  

LES ARMÉES FRANÇAISE ET AMÉRICAINE, « DEUX CHIENS ATTACHÉS PAR LA QUEUE »

Et de connaître cette journée du 29 août, « écrasante de gloire » : « Les quais du Vieux-Port encadrés de troupes, tirailleurs et goumiers coupés de noubas et, barrant le débouché de la Canebière sur le quai des Belges, tous mes drapeaux ! » Un moment de communion avec ses hommes suit, « leur bon sourire reconnaissant, mes belles victoires, parce que j’étais aimé et suivi ».

La remontée qui s’ensuit est triomphale sur le plan militaire : Privas, Saint-Étienne le 3 septembre, Lyon le 4. Elle est aussi complexe sur le plan politique, le lien parfois conflictuel avec les FFI nourrissant le sentiment d’une mise au ban de l’armée d’Afrique, et l’interopérabilité avec les troupes américaines faisant l’effet à Monsabert de « deux chiens attachés par la queue ». Nommé Gouverneur de Strasbourg, Monsabert lutte pour conserver son commandement le temps de « rejeter l’ennemi jusqu’au Rhin » : il a alors sous ses ordres le général Leclerc, jouant un rôle complexe d’intercesseur entre lui et De Lattre.

Ses mots pendant la si rude campagne de l’hiver 1944-1945 sont pour ses tirailleurs, « blessés trois fois pour se faire tuer la quatrième », et pour la « famille militaire » qu’il constitue avec eux : « Faire une famille avec ceux qui servent et qu’on conduit à la mort ! Tout le secret du commandement est là. »

« JE FINIRAI MES JOURS MOQUÉ OU OUBLIÉ »

Les derniers combats au-delà du Rhin (que l’armée française franchit le 31 mars  « pour la première fois depuis 150 ans ») sont marqués par des tensions avec l’état-major américain au sujet de l’occupation de Stuttgart, par une forme de mélancolie et de gêne au spectacle de l’effondrement allemand, et par l’angoisse que se disperse l’unité dont est venu le renouveau français.

Les hommes « sont exaltés d’entrer en Allemagne, mais je les sens sans haine, ou si peu. Ils haïssent leurs vainqueurs, ils n’en veulent pas aux vaincus ». Enfin, l’annonce de la capitulation, le 7 mai, est accueillie avec un « désœuvrement subtil » : « Quelque chose qui tombe à plat. La joie, l’enthousiasme, c’est à l’arrière, sans doute à Paris et surtout, et c’est là la seule pensée qui nous fait plaisir, chez ceux et celles qui nous attendent. Oui, ceux-là réaliseront. »

Faisant ses adieux aux armes en 1946, Joseph de Monsabert sera brièvement député de ses Basses-Pyrénées (aujourd’hui Pyrénées-Atlantiques) pour le RPF, rassemblement initié autour de De Gaulle, et fera vivre la mémoire de la 3e Division d’infanterie algérienne, jusqu’à son décès en 1981.

En septembre 1944, au moment de la libération de Lyon, il notait : « La France se sauvera sans doute […]. Mais je finirai mes jours moqué ou oublié, dans un fond de pays. Qu’importe, si la France revit, et si j’ai fait mon devoir. »