Depuis le 31 août 2023, l’amiral Nicolas Vaujour est chef d’état-major de la Marine nationale. Auparavant, outre ses fonctions de commandement sur divers bâtiments comme la frégate de défense aérienne Chevalier Paul, il a servi dans plusieurs états-majors, dont celui de la force de réaction de l’OTAN, avant de devenir sous-chef chargé des opérations à l’état-major des armées. Dans cet entretien accordé à l’IHEDN à l’occasion du salon Euronaval, il revient sur les multiples enjeux auxquels font face les 42 000 hommes et femmes placés sous ses ordres.
VOUS AVEZ PRIS VOS FONCTIONS FIN 2023, À UN MOMENT OÙ LA MARINE NATIONALE EST CONFRONTÉE À UNE MULTIPLICATION DES ZONES D’OPÉRATION… COMMENT Y FAITES-VOUS FACE ? QUELLE EST VOTRE VISION POUR LA MARINE ?
Le contexte géopolitique est très conflictuel et il est volatile. Il est marqué par l’interconnexion des enjeux et une profonde instabilité.
Il y a quelques invariants. Le narratif nucléaire employé par la Russie et l’observation du conflit actuel en Ukraine confortent la dissuasion. De plus, les espaces communs, comme la mer, le cyberespace, par leur ambiguïté intrinsèque, restent des lieux privilégiés de conflit ou de confrontation avec nos compétiteurs. À cet état des lieux se superposent deux tendances de fond que sont la bascule environnementale et la prolifération des technologies.
Ce qui change dans le contexte actuel, ce sont la simultanéité des conflits, le niveau de violence croissant et la contestation de l’ordre international. Cette situation impose de durcir la Marine et de renforcer sa capacité immédiate à combattre, depuis ses bases jusqu’à la haute mer.
C’est l’objet du nouveau plan stratégique pour la Marine, dévoilé en mai dernier. La partie « temps court » du plan repose sur notre capacité d’adaptation et notre agilité pour préparer nos équipages au combat. En cycle court, nous avons amélioré les capacités de détection, de brouillage des frégates qui se déploient en mer Rouge, nous adaptons leur entraînement et nous renforçons les équipages de FREMM et de sous-marin pour qu’ils soient plus résilients.
Le deuxième temps, le « temps long » du plan, c’est d’anticiper les ruptures technologiques en particulier dans l’intelligence artificielle et le traitement des données. Des « data hubs » seront embarqués à bord des unités du groupe aéronaval, dont la mission débute en fin d’année 2024. Le temps long, c’est aussi développer nos partenariats avec nos alliés, et renforcer le lien avec la nation, notamment à travers les flottilles de réserve côtière en Atlantique cette année, en Méditerranée et outre-mer bientôt. La Marine doit être résiliente et conserver la supériorité opérationnelle demain.
QUELS SONT ACTUELLEMENT LES GRANDS « POINTS CHAUDS » POUR LA MARINE ? ON PENSE À LA MER ROUGE AVEC LES HOUTHIS, À LA BALTIQUE ET À LA MER NOIRE AVEC LA RUSSIE ?
Les attaques terroristes du Hamas en Israël le 7 octobre ont déclenché une cascade de crises au Proche-Orient, qui se superposent à la guerre en Ukraine. Cela fait 1000 jours que l’Ukraine se défend contre la Russie, c’est un conflit qui dure et qui a des conséquences sur l’activité de la Marine et nos alliés de l’OTAN dans l’espace euroatlantique. La Marine a fortement augmenté sa participation aux opérations de l’OTAN depuis 2022, en prenant par exemple le commandement d’un task group en Méditerranée au premier semestre 2024, ou par une présence accrue en mer Baltique.
Pour la Marine nationale aujourd’hui, nous n’observons pas les conflits. Nous sommes au contact de la menace à travers notre engagement dans l’opération ASPIDES de l’Union européenne, en mer Rouge. La Marine réussit en opérations. Nous faisons face à la menace en protégeant et accompagnant le commerce maritime dans le détroit de Bab El-Mandeb. Le contexte est donc exigeant en termes d’élongation et de préparation pour nos forces. En décembre 2023, une frégate française abattait deux drones aériens houthis. C’était le début d’une séquence ininterrompue de déploiements des frégates. En mars, un hélicoptère Panther détruisait un drone en vol, tandis qu’une frégate détruisait plusieurs missiles balistiques : deux premières en opération. À la fin de l’été, une frégate détruisait un drone de surface menaçant. La Marine répond présente. Il faut rester prêts.
Moins visible est la mission de dissuasion, mission absolument centrale pour la Marine à travers la force océanique stratégique, ou la force aéronavale nucléaire constituée autour du porte-avions Charles de Gaulle.
Et il y a des missions moins connues mais aussi lourdes d’impact, par exemple dans le nord de l’Atlantique où la Marine fait face, avec ses alliés, à une présence accrue des forces sous-marines russes de la flotte du Nord. Sous-marins, hélicoptères, frégates, avions de patrouille maritime : la mission de lutte anti-sous-marine est exigeante, et c’est un domaine dans lequel notre Marine a développé une grande expertise qui est reconnue par ses partenaires.
Enfin il y a tous les autres « points chauds », dans les Antilles, en Guyane, en Manche et en mer du Nord où la Marine conduit des actions permanentes de protection, d’intervention dans la lutte contre le narcotrafic, la police des pêches ou de sauvegarde de la vie humaine, aux côtés des autres administrations. Plus de 43 tonnes de drogue saisies en 2024 ; plusieurs milliers de vies humaines sauvées en mer Manche et sur tout le littoral métropolitain et en outre-mer. La Marine est sollicitée partout.
COMMENT LES UKRAINIENS, QUI N’ONT PAS DE MARINE, ARRIVENT-ILS À METTRE EN ÉCHEC DES FORCES NAVALES AGUERRIES ?
L’exemple ukrainien est en effet frappant. Un pays sans marine qui arrive à repousser dans ses ports une Marine d’une grande puissance, organisée et structurée. C’est en mer que l’Ukraine a réalisé la plupart de ses coups d’éclat. Cela est dû à l’excellence de ses ingénieurs et de ses marins, leur capacité à s’adapter et à utiliser les technologies à leur avantage. Cette tactique a été particulièrement efficace dans une mer fermée, la mer Noire, où les capacités disruptives peuvent produire le maximum d’effet. Le rapport de force asymétrique a tourné, en mer, à l’avantage des Ukrainiens. Mais la puissance russe s’exprime toujours en fond de cour : c’est sa profondeur stratégique dans un territoire gigantesque ou dans l’immensité de l’océan Atlantique.
Pour nous, Marine nationale, avec des responsabilités mondiales et nucléaires, c’est un rappel à ne pas baisser la garde et à rester dynamiques. Il faut être plus agile dans les espaces resserrés, ce que j’appelle volontiers l’« agilité au filet ». Plus offensifs aussi, et pas simplement défensifs, pour occuper tout l’espace de manœuvre qui s’est ouvert sous le seuil de la guerre. Enfin, nous devons aussi être puissants en haute mer. Ce sont notre allonge et notre mobilité qui nous donnent la résilience nécessaire.
ON PEUT PARLER DANS CE CAS DE « DRONISATION » DU COMBAT NAVAL. COMMENT LA MARINE NATIONALE S’ADAPTE-T-ELLE À CETTE NOUVELLE DONNE ?
La dronisation impacte tous les milieux et fait partie intégrante des missions d’intervention et de protection, jusqu’au combat. Aujourd’hui, dans la Marine, la dronisation c’est du concret : nous opérons des drones aériens à partir des porte-hélicoptères amphibies, des patrouilleurs de haute mer, ou des sémaphores.
Par ailleurs, la Marine a adapté l’entraînement des unités à cette réalité. C’est l’exemple de l’exercice Wildfire mené en octobre à Toulon, par la mise en œuvre de plus d’une cinquantaine de drones qui attaquaient les unités individuellement ou par essaim. Ce type d’exercice nous fait progresser dans la protection contre les drones, comme dans leur utilisation dans un mode offensif. Il est essentiel dans le processus d’entraînement des unités à la mer avant leur déploiement, notamment en mer Rouge.
D’un point de vue technologique, la Marine a pris des risques très tôt dans la dronisation. Elle s’est engagée dans le programme de lutte anti-mines du futur, aux côtés des Britanniques, et accueille cette année les trois premiers modules de lutte contre les mines. C’est la dronisation complète d’une composante de la Marine qui va venir progressivement à maturation.
Le Dronathlon qui a eu lieu à Toulon en octobre dernier est l’exemple des efforts de coordination entre la Marine, les industriels et la Direction générale de l’armement dans la recherche des meilleures solutions technologiques. Dans le domaine aérien, les premières expérimentations datent de 2008 et ont permis d’exploiter les cas d’usage, et d’explorer les opportunités sur toutes les plateformes. Des drones S100 sont aujourd’hui mis en œuvre à partir des porte-hélicoptères amphibies.
POURQUOI LES DEUX DERNIÈRES FRÉGATES MULTI-MISSIONS (FREMM), L’ALSACE ET LA LORRAINE, SONT-ELLES DÉDIÉES À LA LUTTE ANTI-AERIENNE, ET NON ANTI-SOUS-MARINE COMME LES SIX PRÉCÉDENTES ? LES DEUX FRÉGATES DÉDIÉES DE CLASSE FORBIN NE SUFFISENT PLUS ?
Les FREMM-DA Alsace et Lorraine présentent les mêmes capacités anti-sous-marines que les FREMM, auxquelles ont été ajoutées des fonctionnalités anti-aériennes, de défense de zone et de contrôle des opérations aériennes grâce à des évolutions de leur système de combat, à une mâture optimisée dite « taille de guêpe » et à une portée de détection radar augmentée.
La Lorraine, lors de son déploiement de longue durée vers l’Asie, a participé à l’opération Sagittaire d’évacuation de ressortissants européens du Soudan. L’Alsace a été déployée en océan Indien, au sein de l’opération ASPIDES. Les deux frégates ont montré toutes leurs capacités dans le domaine de la défense aérienne, et nous tirons toutes les leçons possibles pour faire évoluer leur système de protection, les senseurs, les effecteurs, et leur système de combat, ou pour adapter l’entraînement des équipages. Les FREMM-DA viennent compléter le panel des frégates spécialisées dans ce domaine, aux côtés du Forbin et du Chevalier Paul.
QUELLES AMÉLIORATIONS EN MISSIONS PERMETTRA L’ARRIVÉE PROGRESSIVE DES CINQ FRÉGATES DE DÉFENSE ET D’INTERVENTION, DONT LA PREMIÈRE, AMIRAL RONARC'H, SERA LIVRÉE PROCHAINEMENT ?
L’Amiral Ronarc’h sera en effet la première frégate de défense et d’intervention (FDI), et elle sera livrée à la Marine nationale en 2025. Elle a fait ses premiers essais à la mer au début du mois d’octobre, au large de Lorient et les premiers résultats sont satisfaisants. Ce sont des frégates de premier rang polyvalentes, numériques et nativement évolutives. Leurs capacités en lutte sous la mer sont proches de celles des FREMM et celles en lutte au-dessus de la surface proches de celles des FREMM-DA, avec un tonnage moindre. Elles permettront d’atteindre le format de 15 frégates de premier rang prévu dans la revue stratégique de 2017. Nous pourrons compter sur les FDI dans toutes les missions de protection ou d’intervention, et de soutien à la dissuasion.
VOUS DITES QUE LA CRISE CLIMATIQUE « EST UN CATALYSEUR DU CHAOS ». QUELLES REPONSES LA MARINE NATIONALE APPORTE-T-ELLE À CETTE CRISE ?
Le réchauffement climatique est source d’instabilité et de tensions et ses effets sont nombreux et critiques : mouvements de populations, accès à l’eau, accès aux ressources halieutiques, évolution des rendements agricoles. Je fais donc mienne cette expression du chef d’état-major des armées : le changement climatique est un « catalyseur du chaos ».
Les marins sont très sensibles à l’environnement, par leur présence permanente en mer, sur tous les océans du monde. En quelque sorte, la Marine est une sentinelle du changement climatique. Cela étant, nous devons nous adapter à cette bascule climatique. C’est vrai lorsqu’on parle de transition énergétique, qui pose des questions de ravitaillement ou de compétences, sur des moteurs à énergie fossile dont les militaires seront peut-être un jour les derniers utilisateurs.
Cette transition génère aussi de nouvelles missions : l’installation de champs éoliens en haute mer est une nouvelle richesse à protéger dans nos approches. Il faut aussi réguler ces nouveaux usages. Le changement climatique c’est aussi l’évolution des missions, en particulier en Indopacifique, à travers l’augmentation des missions d’assistance après les désastres humanitaires et climatiques. C’est une vraie préoccupation de nos partenaires dans ces régions et un sujet qu’on partage avec eux, depuis les outremers.
La Marine s’efforce par ailleurs d’adapter ses infrastructures aux chaleurs extrêmes, mais aussi à la montée des eaux dans les ports. Les travaux d’infrastructures qui sont menés à Toulon et à Brest prennent en compte cette réalité.