Général Baratz : « Avec ou sans IA, le chef militaire restera responsable de son action »

Publié le :

17 octobre 2025
Le général de corps d’armée Bruno Baratz, Commandant du combat futur, détaille les nombreuses implications de l’intelligence artificielle pour l’armée de Terre, en particulier dans la chaîne de commandement : place de l’analyse humaine, responsabilité, fiabilité, adversité, question de l’énergie sur le terrain… Entretien au long cours.
Lundi de l'IHEDN : Général Baratz : « Avec ou sans IA, le chef militaire restera responsable de son action »

L’intelligence artificielle (IA) s’impose comme un pivot stratégique dans la transformation des armées modernes, notamment dans les fonctions de commandement. Face à des environnements opérationnels de plus en plus complexes et à l’explosion des flux d’information, l’IA permet de traiter des données massives en temps réel, d’identifier des signaux faibles et de proposer des options d’action adaptées.

Dans les systèmes de commandement et de contrôle (C2), elle ne se contente pas d’automatiser : elle redéfinit les rôles et les responsabilités, faisant du chef militaire un superviseur éclairé, capable d’interagir avec des systèmes intelligents tout en conservant la maîtrise du jugement. Cette hybridation entre intelligence humaine et artificielle ouvre la voie à un commandement plus agile, plus réactif, mais aussi plus exigeant.

Dans un entretien avec l’IHEDN, le général de corps d’armée Bruno Baratz, Commandant du combat futur, revient sur les transformations induites par l’intelligence artificielle dans les systèmes de commandement, et analyse les enjeux opérationnels, éthiques et stratégiques liés à l’intégration de cette technologie dans la conduite des opérations.

Le général Baratz a conduit sa carrière au cœur des opérations terrestres, depuis ses débuts au 1er régiment parachutiste d’infanterie de marine (RPIMa) de Bayonne jusqu’au commandement des forces françaises au Sahel. Expert du combat en jungle, diplômé de HEC en management des risques internationaux, il a alterné missions de terrain — en Bosnie, Afghanistan et Guyane — et responsabilités stratégiques à Paris, notamment au cabinet du chef d’état-major de l’armée de Terre. Chef de l’opération Barkhane au Sahel en 2022, il pilote sa transformation en dispositif partenarial. Depuis août 2023, il dirige le Commandement du combat futur, nouvel organisme de la cohérence capacitaire et doctrinale de l’armée de Terre, voué à développer sa capacité d’innovation, et placé directement sous la tutelle du chef d’état-major de cette armée.

COMMENT PERCEVEZ-VOUS L’INTÉGRATION DE L’IA DANS LES SYSTÈMES C2 ? S’AGIT-IL D’UNE SIMPLE ÉVOLUTION TECHNOLOGIQUE OU D’UNE RUPTURE DANS LA CONDUITE DES OPÉRATIONS ET LA NATURE DU COMBAT ?

L’IA dans les systèmes de C2 est avant tout un impératif. Sur le champ de bataille, la vitesse du tempo opérationnel est un atout majeur pour obtenir la supériorité tactique. 

Ainsi, l’utilisation des algorithmes appuiera le chef dans la gestion du flux massif de données du champ de bataille pour, in fine, décider plus vite que l’adversaire. Cette aide à la décision qui garantit le tempo et la vitesse de la manœuvre et des frappes peut prendre différentes formes :

  • Accélération de certaines phases de la Méthode d’élaboration d’une décision opérationnelle tactique (MEDOT) (étude terrain par exemple) et de la planification ;
  • Proposition de mode d’action ;
  • Proposition d’orchestration des moyens pour une plus grande efficacité opérationnelle ;
  • Tri et exploitation de la donnée.

 

Cette évolution technologique majeure permet des gains significatifs de trois ordres :

  • Un gain de vitesse par l’accélération de l’analyse, de la prise de décision et du ciblage.
  • Une démultiplication des effets grâce à la capacité pour un même opérateur de contrôler simultanément plusieurs capteurs ou plusieurs effecteurs.
  • La résilience grâce à des systèmes de maintenance et de logistique prédictives et des systèmes de C2 plus optimisés donc potentiellement moins vulnérables.

 

Cependant, si l’IA procure un avantage comparatif évident dans la prise de décision, cela n’a pas fondamentalement modifié la nature du combat. Dans le chaos de la guerre, les algorithmes permettent de réduire la complexité, d’abaisser la charge cognitive, d’offrir des options, mais la guerre reste l’art de la tactique, de la surprise et de l’affrontement des volontés.

LA TRANSFORMATION DU PROCESSUS DÉCISIONNEL

COMMENT L’IA MODIFIE-T-ELLE LES ÉTAPES DE LA BOUCLE OODA (OBSERVER, S’ORIENTER, DÉCIDER ET AGIR) SUR LE TERRAIN ? QUELS BÉNÉFICES ET QUELS RISQUES MAJEURS IDENTIFIEZ-VOUS ?

Le chef peut regagner du temps de conception, de réflexion grâce à la réduction de l’analyse. Par l’accélération des processus, le chef peut se trouver en situation de comprendre plus vite l’évolution de la situation et donc de saisir davantage d’opportunités.

La boucle OODA est alors fortement accélérée pour aller vers un ciblage dynamique qui permet, par le croisement des données fournies par l’ensemble des capteurs, de frapper les tentatives de concentration de forces de l’ennemi et les objectifs prioritaires en un laps de temps que nous n’avions pas connu jusqu’à présent.

Les risques sont de plusieurs ordres dont le principal est la confiance absolue dans le résultat produit par l’algorithme. Cette confiance doit systématiquement être nuancée par la conscience de défaillances possibles liées à la fiabilité de la donnée utilisée et à la vulnérabilité des réseaux. En outre, une confiance aveugle dans un résultat statistique fragiliserait la capacité des chefs à décider en mode dégradé ; ce qui reste un cas de figure plus que plausible dans un environnement soumis à un violent affrontement dans le champ électromagnétique.

COMMENT L’IA TRANSFORME-T-ELLE LE RÔLE DU CHEF DANS LA CHAÎNE DE COMMANDEMENT ? QUELLES COMPÉTENCES DEVIENNENT PRIORITAIRES DANS CE NOUVEL ENVIRONNEMENT ?

L’IA ne va pas modifier fondamentalement le rôle central du chef dans la chaîne de commandement dans la mesure où la prise de décision – et la responsabilité qui l’accompagne – restera bien la sienne.

En revanche, cette technologie sera centrale aussi bien dans la phase de planification (MEDOT, rédaction des ordres), que dans la phase de conduite (plan de manœuvre, orchestration de capteurs/effecteurs, accélération de la boucle OODA), que dans la phase de RETEX (retour d’expérience) post opérations (base de données dédiée). Le chef, comme son état-major, devra maîtriser le bon usage de l’IA – c’est-à-dire en connaître les limites et savoir lui poser les bonnes questions – pour en tirer le meilleur parti.

En outre, il faudra accepter de modifier nos organisations et nos processus pour tirer pleinement les bénéfices d’accélération qu’elle offre. Il s’agit de concentrer l’intelligence humaine sur les tâches de compréhension et de réflexion et de laisser l’IA traiter les parties fastidieuses, sans réelle plus-value cognitive, de l’analyse.

FIABILITÉ ET RAPIDITÉ – LE DILEMME CENTRAL

COMMENT ÉVALUEZ-VOUS LA FIABILITÉ DES SYSTÈMES D’IA EN SITUATION OPÉRATIONNELLE ? QUELLES LIMITES APPARAISSENT SELON LES CONTEXTES D’ENGAGEMENT ?

Une IA est un algorithme qui fonctionne sur une masse plus ou moins grande de données. La centralisation de la donnée comme l’algorithme représentent les deux vulnérabilités de l’IA, si l’un ou l’autre est empoissonné (« data poisonning »). C’est pourquoi l’accès physique lors de la conception et la maintenance représente une vulnérabilité. Ces limites ne doivent pas nous freiner dans ce virage technologique, il faut en avoir conscience et s’en prémunir en vérifiant régulièrement la qualité des résultats.

La limite principale en contexte d’engagement terrestre est liée à l’énergie. Sur un champ de bataille déstructuré, il faudra être en mesure de faire tourner tous nos systèmes et un algorithme, s’il doit très traiter une très grande masse de données, est particulièrement énergivore. Il est donc impératif de débuter le travail par l’analyse de la donnée du champ de bataille pour déterminer celle qui est vraiment utile pour l’exploiter sur place ou la faire remonter et la traiter. La frugalité des IA constitue un enjeu majeur pour le combat terrestre où l’impératif de discrétion dans la zone des combats ne permettra pas d’alourdir la logistique et encore moins d’exploiter des générateurs électriques thermiques.

LA RAPIDITÉ OFFERTE PAR L’IA PEUT-ELLE NUIRE À LA QUALITÉ DU JUGEMENT MILITAIRE ?

Au contraire, je pense que l’IA, en prenant des tâches ancillaires qui représentent une charge cognitive importante, va permettre au militaire de prendre du recul sur les évènements. Il va pouvoir bénéficier d’une analyse de données rapide et fiable ou de systèmes d’alerte lui permettant de rester performant dans les périodes de moindre concentration. En revanche, il doit veiller à conserver son esprit critique pour ne pas tomber dans le travers de la paresse intellectuelle qui conduirait à la validation automatique du résultat produit par l’algorithme.

COMMENT PRÉSERVER L’ANALYSE HUMAINE ET LE CHOIX FINAL DANS DES CONTEXTES COMPLEXES ?

Si l’apport de l’IA est indéniable, l’analyse humaine restera indispensable, particulièrement dans la phase de planification de l’opération qui se fait généralement moins dans l’urgence que la conduite. En effet, certaines données sont difficilement modélisables (état d’esprit du chef militaire qui est face à nous, culture militaire de l’adversaire, état de la société adverse et soutiens extérieurs du pays…). Il existe certains processus qui nécessiteront une analyse issue des sciences sociales – plus difficile à modéliser précisément – et une créativité difficile à mettre en équation.      

Au niveau tactique, l’emploi de l’IA sera plus large et il sera impératif de s’entraîner régulièrement avec ces nouveaux outils pour progressivement apprendre à les maîtriser. Des entraînements, au travers de simulations et de jeux de guerre, permettront sûrement de nous y aider en confrontant les officiers à des situations non conformes qui permettront d’identifier les limites de ces nouveaux outils.

LA QUESTION CRUCIALE DE LA RESPONSABILITÉ

DANS L’HYPOTHÈSE D’UNE ERREUR GRAVE LIÉE À UNE RECOMMANDATION D’UN SYSTÈME D’IA, COMMENT LA CHAÎNE DE RESPONSABILITÉ EST-ELLE MISE EN ŒUVRE DANS L’ARMÉE ? DANS QUELLE MESURE L’IA COMPLEXIFIE LA RÉPARTITION DES RESPONSABILITÉS ENTRE LES DIFFÉRENTS NIVEAUX DE COMMANDEMENT ?

Le chef militaire restera toujours responsable de son action, avec ou sans utilisation d’IA. C’est donc bien pour cela que cette utilisation doit être cadrée en amont pour ne plus avoir à se poser de question dans le feu de l’action. L’IA ne doit pas par ailleurs complexifier les responsabilités entre les différents niveaux de commandement dans la mesure où à chacun de ces niveaux se trouve un chef qui gardera la pleine responsabilité de sa décision. Si l’homme sera moins dans la boucle pour ne pas entraver l’efficacité de certaines armes (systèmes d’autodéfense, essaims de drones ou unités robotisées…), il supervisera toujours cette boucle et restera responsable des missions confiées à ces systèmes.

Pour sa bonne utilisation, se pose ici la question d’une IA de confiance. C’est en effet lorsque l’IA sera totalement « acceptée » (c.-à-d. aura fait la preuve de son efficacité opérationnelle) par ses utilisateurs militaires, qu’elle produira tous ces effets au sein d’un système de commandement structuré.

COMMENT PRÉSERVER L’AUTONOMIE DES ÉCHELONS SUBALTERNES FACE AU RISQUE DE RECENTRALISATION INDUIT PAR L’IA ?

Je ne crois pas que l’IA soit un facteur aggravant de la centralisation du commandement et de réduction de l’autonomie. Le chaos et la létalité resteront des leviers forts de la prise de responsabilité à tous les niveaux. Bien au contraire, le besoin d’accélération des prises de décision (frappes au-delà des vues directes ou dans la profondeur, neutralisation d’une attaque adverse…) imposera que chaque échelon puisse saisir des opportunités, surtout si la connectivité n’est pas totalement assurée.

PERSPECTIVES STRATÉGIQUES ET SOUVERAINETÉ

L’IA PEUT-ELLE DEVENIR UN FACTEUR CLE DANS L’ÉQUILIBRE STRATÉGIQUE ENTRE PUISSANCES MILITAIRES ? PEUT-ELLE COMPENSER DES FAIBLESSES CAPACITAIRES ? SI OUI, COMMENT LE CAPACITAIRE DOIT-IL S’AJUSTER EN TERMES DE COMPÉTENCES POUR PORTER CETTE SUPÉRIORITÉ TECHNOLOGIQUE ?

L’IA couplée à la connectivité et à la robotisation sera sans conteste un facteur clé dans l’équilibre stratégique entre puissances militaires. La combinaison de ces trois technologies apportera un atout majeur à la puissance militaire qui la maîtrisera et l’emploiera en confiance – en complément de la manœuvre mécanisée – pour vaincre sur le champ de bataille. 

L’IA permettra d’optimiser les moyens dont nous disposons en en tirant le meilleur rendement. Pour autant, elle ne fera pas des miracles quant à nos lacunes capacitaires. Si nous ne disposons pas des bons capteurs ou des bons effecteurs en nombre suffisant, nous serons déclassés par la masse de l’adversaire.

En outre, si l’IA est l’outil du Kill Web (en français : le réseau de destruction) et donc de la manœuvre des feux, rapide et efficace, elle est aussi l’outil d’un retour des options de manœuvre, c’est-à-dire de la combinaison de la mobilité et des feux, pour créer des opportunités tactiques.

Au-delà de l’industrialisation des feux, l’IA est un outil qui redonne du temps pour redevenir agile et combiner les feux dans la profondeur et les opportunités de manœuvre.

LES INITIATIVES FRANÇAISES ET EUROPÉENNES EN IA MILITAIRE PERMETTENT-ELLES DE FAIRE FACE À DES PUISSANCES PLUS AVANCÉES TECHNOLOGIQUEMENT ?

Je pense que nous n’avons pas à rougir des autres puissances en matière d’IA car la France dispose d’entreprises innovantes et d’ingénieurs compétents en la matière.

En outre, la création de l’Agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense (AMIAD) le 1er mai 2024 et l’investissement dans des capacités de calcul significatives (ASGARD), incarnent l’ambition de faire de la France un acteur stratégique dans ce domaine en Europe. Créée pour organiser le passage à l’échelle de l’IA, l’AMIAD (qui fait le lien entre la recherche, l’innovation technologique et les besoins opérationnels) permet à la France de se donner les moyens de son ambition en matière d’IA de défense et donc de faire face aux avancées technologiques des autres puissances.

L'Impératif DES SUJETS éthiques

QUELS SONT, SELON VOUS, LE PRINCIPAL DÉFI ET LA PRINCIPALE OPPORTUNITÉ QUE REPRÉSENTE L’IA POUR LE COMMANDEMENT MILITAIRE ET LES RÈGLES D’ENGAGEMENT DANS LES ANNÉES À VENIR ?

Le grand défi est la structuration de la donnée et sa protection, car la donnée est le carburant de l’IA. Une donnée cloisonnée ne permet pas de tirer le meilleur profit. Le second défi réside dans la consommation d’énergie qu’exige le traitement des données de masse par les algorithmes.

Stockage et énergie sont les deux grands défis qui imposent au milieu terrestre un effort d’organisation de la donnée et de frugalité des algorithmes.

Les sujets d’éthique sont nativement pris en compte et constituent un impératif. Il y aura toujours une intervention humaine pour apprécier le respect des règles d’engagement et la guerre, activité foncièrement humaine, restera un affrontement de volontés avant d’être un sujet technique.

Si la grande promesse de l’IA est l’automatisation et le recentrage de l’homme sur des tâches à plus haute valeur ajoutée. Pour une armée occidentale dont la démographie est en berne et qui devra s’engager sur un champ de bataille de plus en plus meurtrier, c’est aussi une source de masse robotisée pour saturer des dispositifs adverses.