LA LOGIQUE DE COMPÉTITION
Les espaces maritimes ont un potentiel économique et scientifique de première importance. 90% des échanges commerciaux mondiaux s’effectuent par voie maritime. La même proportion de flux numériques transite par des câbles sous-marins. Les ressources halieutiques prennent une part de plus en importante pour subvenir aux besoins alimentaires d’une population mondiale en croissance constante. Enfin, face à la raréfaction des ressources terrestres, l’exploration et l’exploitation des grands fonds marins ainsi que les énergies maritimes renouvelables sont amenées à jouer un rôle grandissant.
Tous ces enjeux confèrent un nouveau statut aux mers et aux océans qui deviennent des espaces convoités. Cette compétition pour la conquête des espaces maritimes a été théorisée dès 1983 par l’historien Hervé Coutau-Bégarie : « Auparavant simple théâtre de conflits, la mer est devenue objet de conflits ». Mais au cours de ces 10 dernières années, ce phénomène n’a cessé de s’accélérer au point de devenir un aspect majeur du retour de la logique de puissance.
Il y a quarante ans, la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) est adoptée à Montego Bay. Son objectif était de trouver le juste équilibre entre la liberté de navigation et la souveraineté des États côtiers sur leurs espaces maritimes. Elle distingue trois types de territoires en mer : les eaux territoriales qui s’étendent sur 12 milles marins où la souveraineté d’un État est totale. Dans la zone contiguë entre 12 et 24 milles marins, il peut prévenir et réprimer toute infraction notamment en matière douanière, sanitaire ou migratoire. Enfin, entre 24 et 200 milles marins, se trouve la zone économique exclusive (ZEE). Le contrôle d’une ZEE donne aux États côtiers des droits, comme celui d’en exploiter les ressources, mais également des devoirs, parmi lesquels la préservation de l’environnement et les opérations de recherche et de secours en mer.
La liberté de naviguer est conservée pour tous les navires, y compris dans la mer territoriale, dans le cadre défini par la convention du « droit de passage inoffensif ».
À partir de ces principes définis par la CNUDM, les États sont libres de définir les limites de leurs frontières maritimes. Quand un autre État peut exprimer des revendications concurrentes, les délimitations doivent être convenues entre les deux parties concernées.
Compte tenu des droits d’exploitation exclusifs des ressources qu’elle prévoit, la ZEE est un enjeu géopolitique majeur pour de nombreux pays et une source de conflits pour son contrôle. D’autant que la nature de la compétition pour la maîtrise des espaces maritimes est profondément marquée par la spécificité du milieu dans laquelle elle se déroule.
Au même titre que l’espace ou le cyberespace, la mer est un espace commun où l’environnement est global, fluide et sans frontière évidente. Dans ces trois espaces communs, la dynamique de compétition suit une même logique. Celui qui a la technologie impose l’usage et in fine impose le droit. À cet égard, l’enjeu de la maîtrise des grands fonds marins est particulièrement significatif. Celui qui trouvera une technologie de raffinage viable, l’imposera aux autres et imposera ses normes.
L’accès aux ressources et la liberté de naviguer et d’agir en mer recouvrent des intérêts économiques, de souveraineté et de puissance. Tant que les États agissent dans la limite des principes édictés par la CNUDM, cette course à la conquête des espaces maritimes relève d’une dynamique de compétition. Mais devant l’importance des enjeux, les remises en cause du droit par la force se multiplient au point de transformer la mer en un espace de contestation.
LA LOGIQUE DE CONTESTATION
La Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, publiée en 2017, évoquait un contexte stratégique instable et imprévisible, marquée par l’affirmation militaire de puissances établies ou émergentes et par l’affaiblissement des cadres multilatéraux. Ce constat était alors motivé par le retour des logiques de puissance, fondées sur la contestation de l’ordre établi au sortir de la Seconde Guerre mondiale et la volonté de bouleverser les équilibres issus de la fin de la Guerre froide. Depuis, cette entreprise de contestation du droit par la force n’a cessé de s’accentuer et les violations du droit international par une approche du fait accompli, se sont généralisées.
C’est le cas notamment en mer de Chine méridionale où la Chine revendique la propriété de la majeure partie des îles et archipels qui s’y trouvent. Ces revendications, contestées par les pays frontaliers, lui permettant d’établir sa ZEE sur la quasi-totalité de cet espace maritime. D’autre part, elle remet en cause le principe de liberté de navigation tel que prévu par la CNUDM, en contestant le fait qu’il puisse s’appliquer aux navires et aux activités militaires. Par cette double entreprise de contestation, elle entend mettre en place un large espace d’interdiction autour de ses côtes pour garantir sa sécurité.
Les tentatives d’exploration et de forage de la Turquie dans la ZEE chypriote relèvent d’une même dynamique d’appropriation unilatérale d’une espace maritime par la force, puisque les navires d’exploration sont escortés par des bâtiments militaires.
Enfin, le contrôle de la mer Noire par la Russie est une composante stratégique et économique majeure du conflit qui se déroule actuellement en Ukraine. La stratégie de blocus développée par les forces navales russes vise à priver les ukrainiens de possibilités de renforts et de capacités d’exportation par voie maritime.
Ces trois exemples, ne sont que le reflet d’une dynamique plus globale qui se développe aujourd’hui sur toutes les mers du globe à des niveaux d’intensité plus ou moins importants. Cette généralisation des entreprises de contestation de l’ordre établi s’accompagne logiquement d’un vaste mouvement de réarmement naval sur l’ensemble de la planète, qualifié de « sidérant et sans équivalent si ce n’est peut-être dans les années 1930 » par le chef d’état-major de la Marine nationale, l’amiral Pierre Vandier. L’extraordinaire essor de la puissance navale chinoise qui veut atteindre une capacité d’intervention mondiale d’ici 2049 est évidemment l’exemple le plus probant de cette dynamique. Mais plusieurs puissances émergentes du sud de la méditerranée s’inscrivent également dans cette politique. Aujourd’hui, la domination occidentale des mers est profondément contestée au point que dans ce contexte actuel de compétition et de contestation, l’hypothèse d’un affrontement de haute intensité sur les espaces maritimes ne peut plus être ignoré.
LE RISQUE D’AFFRONTEMENT
L’hypothèse d’un conflit de haute intensité en mer doit également être appréhendée à travers la notion d’espace commun, propre aux domaines maritimes. Contrairement à l’environnement terrestre, les forces aéronavales des différents États sont en permanence au contact, dans les espaces ouverts à la liberté de navigation.
Dans le contexte actuel où les dynamiques de compétition et de contestation sont exacerbées, cette capacité à se toiser dans des postures d’intimidation peut rapidement dégénérer vers un affrontement de haute intensité. Ce dernier peut être simplement le fait d’une mauvaise interprétation, même minime, du comportement de l’adversaire. Mais il peut également être assumé par un compétiteur qui douterait de notre détermination au point de penser pouvoir obtenir l’avantage.
Pour la Marine nationale, le retour de la confrontation en mer implique une stratégie d’adaptation, déployée en deux temps.
Il convient, d’abord, de s’assurer que les forces actuellement en service soient en mesure de se hisser immédiatement au niveau d’une confrontation de haute intensité. Cela passe par une préparation au combat en mer qui corresponde le plus possible à cette éventualité. À ce sujet, le capitaine de vaisseau Alexandre Marchis, chef du service d’information et de relations publiques de la Marine, évoque l’importance des entraînements sans règle pour se rapprocher au plus près d’une dynamique de combat réel : « L’exercice Polaris 21 constitue la première étape marquante de cette évolution. Il a duré 16 jours avec un groupe aéronaval, 24 bâtiments, 65 aéronefs et 6 000 militaires, dont 4 000 marins. Une seule règle : « pas de règle », comme dans le combat réel. Quand un navire était coulé, il rentrait au port. Si ses soutes à munitions étaient vides, il devait continuer à combattre mais autrement. Cela a créé de l’émulation dans les équipages et a permis de faire naître des idées originales et pertinentes pour mieux se préparer ».
Dans un deuxième temps, il convient de penser la préparation de la Marine à l’horizon 2030-2040. Pour le chef d’état-major de la Marine nationale, l’amiral Pierre Vandier, cette vision sur le long terme est nécessaire. Elle permet de prendre en compte le caractère incompressible des temps de programme et de compétences, « qui nécessitent au minimum 15 ans pour construire des capacités lourdes comme un sous-marin ou un porte-avions et 25 ans pour en former le commandement ».
Il s’agit alors d’anticiper les futures révolutions techniques pour faire les bons choix. C’est tout le sens de la politique d’innovation en faveur d’une Marine de pointe menée ces dernières années, pour la doter de capacités mieux adaptées aux exigences du combat moderne.