Anne de Tinguy est professeur des universités émérite à l’INALCO et chercheur au CERI de Sciences Po, ancien auditeur de l’IHEDN (42ème session), auteur entre autres de « Le géant empêtré. La Russie et le monde de la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine » (éditions Perrin, septembre 2022). Cet entretien revient sur la dernière édition de « Regards sur l’Eurasie », publication annuelle en ligne du CERI, dont elle est responsable.
L’ISSUE DE LA GUERRE EN UKRAINE « NE SE DESSINE PAS ENCORE », ÉCRIVEZ-VOUS. PEUT-ON TOUT DE MÊME ENVISAGER DIFFÉRENTS SCÉNARIOS ?
Les scénarios qui peuvent être faits sont marqués par la durabilité du conflit et la montée des tensions qui en découle.
Le premier serait un arrêt des hostilités qui ferait suite à une décision du Kremlin de mettre fin à la guerre totale qu’il a déclenchée et de retirer ses troupes du territoire ukrainien. Vladimir Poutine ne montrant aucun signe de s’engager sur cette voie ni de négocier (cf. entre autres ses propos des 14 et 19 décembre et des 9 et 29 février), et aucun État ni aucune institution n’apparaissant à même de l’amener à prendre une telle décision, cette issue apparaît à l’heure actuelle totalement illusoire.
Le second scénario serait la reconquête par l’Ukraine des territoires occupés par la Russie et le retour aux frontières de 1991. Ce qui serait, aux yeux des responsables ukrainiens et de la plupart des dirigeants occidentaux, la meilleure, voire la seule voie à même de permettre un retour à une paix durable et d’assurer la sécurité de l’Europe. À court terme, dans l’état actuel des forces ukrainiennes et des matériels dont elles disposent, cette voie n’est pas réaliste, ce que confirme l’échec de la contre-offensive lancée cet été par Kiev.
Le troisième scénario serait une défaite ukrainienne qui résulterait soit d’un arrêt des hostilités dans des conditions qui permettraient à la Russie de garder les 17 % du territoire ukrainien que ses forces occupent et qu’elle a annexés en 2014 et en 2022 ; soit d’un épuisement des ressources matérielles et humaines de l’Ukraine, qui forcerait le pouvoir ukrainien à capituler. Ce scénario, qui serait tragique pour l’Ukraine et qui aurait de lourdes conséquences pour la sécurité européenne, apparaissait il y a encore peu de temps improbable, en tous cas à court terme : d’une part en raison de l’incapacité depuis plusieurs mois des forces russes à obtenir des victoires décisives, et d’autre part de la détermination et de la résistance des Ukrainiens, qui restent extrêmement fortes. Mais si le Congrès des États-Unis ne vote pas dans un délai raisonnable la poursuite de l’aide à l’Ukraine, si Donald Trump est réélu en novembre à la présidence et s’il met en œuvre la politique ukrainienne qu’il a annoncée pendant la campagne électorale, le risque d’une concrétisation d’un tel scénario apparaît très réel.
« IL FAUT UN ENGAGEMENT OCCIDENTAL BEAUCOUP PLUS ÉLEVÉ »
Le quatrième scénario est celui de « ni victoire ni paix » (selon l’expression du colonel Michel Goya) : aucune des deux parties ne parvenant à modifier de manière significative le rapport de forces, il signifierait « un état de guerre permanent » qui pourrait durer de longues années. La situation qui prévaut actuellement ressemble étrangement à ce schéma.
Pour prévenir le troisième scénario et sortir du quatrième, il faut un engagement occidental beaucoup plus élevé qu’il ne l’est actuellement. C’est le sens du « sursaut européen » auquel appellent le président Macron et la plupart de ses homologues européens. Ce sursaut serait lié à la perception d’une menace russe allant crescendo, au refus du Congrès américain de continuer à s’engager en faveur de l’Ukraine, et à une volonté de se préparer aux conséquences qu’aurait la réélection de Donald Trump.
L’UKRAINE, MAIS AUSSI LA MOLDAVIE, L’ARMÉNIE OU LA GÉORGIE CONFORTENT LEUR ANCRAGE A L’OUEST. LES RUSSES N’AVAIENT-ILS PAS ANTICIPÉ DE TELLES RÉACTIONS EN ENVAHISSANT L’UKRAINE EN 2022 ?
L’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie et dans une moindre mesure l’Arménie confortent en effet leur ancrage à l’ouest, un ancrage déjà ancien auquel l’agression russe en Ukraine a donné un coup d’accélérateur. Les trois premiers ont désormais le statut de candidat à l’UE, et Bruxelles a voté en faveur du lancement des négociations d’adhésion avec les deux premiers. L’Arménie, sur laquelle la Russie avait fait pression en 2013 pour qu’elle renonce à signer un accord d’association avec l’UE, n’en est pas là. Mais le choc de ce qu’elle estime être une trahison de la Russie dans l’affaire du Haut-Karabakh la conduit à donner une nouvelle impulsion à ses liens avec l’UE, notamment avec la France.
Depuis des siècles, l’une des caractéristiques de la politique néo-impériale menée par la Russie est la mise en place de relations asymétriques. Elle s’est traduite par un refus de reconnaître à ces États, en particulier à l’Ukraine, une pleine souveraineté – celle de l’Ukraine, affirme Vladimir Poutine, n’est possible que dans le cadre du partenariat avec la Russie -, et d’accepter qu’ils puissent faire des choix internes et externes qui les éloigneraient de la Russie et de sa zone d’influence.
UNE POLITIQUE RUSSE « BASÉE SUR DE MULTIPLES ERREURS DE JUGEMENT »
Cette politique a été basée sur de multiples erreurs de jugement. Les liens multiformes qui pendant des siècles ont uni Russes et Ukrainiens auraient dû se traduire par une compréhension fine des Ukrainiens. Cela n’a pas été le cas. Enfermés dans un imaginaire nourri par l’historiographie et convaincus de leur supériorité, les Russes ont été incapables de prendre la mesure de la force de la volonté d’indépendance des Ukrainiens.
En 2022, misant sur un effondrement rapide de l’armée et du pouvoir ukrainiens, le Kremlin a gravement sous-estimé la capacité de résistance des Ukrainiens. Il n’a pas imaginé que les forces russes allaient trouver en face d’elles une nation en armes déterminée à défendre son territoire et son indépendance. Il n’a pas non plus compris qu’en envahissant massivement l’Ukraine après avoir annexé la Crimée, il allait conforter le sentiment national ukrainien et précipiter son ancrage à la communauté euro-atlantique. En dépit des mises en garde, il n’a pas non plus anticipé que sa décision allait durablement mobiliser les États occidentaux aux côtés de l’Ukraine, renforcer l’unité européenne et les liens transatlantiques.
VOUS DITES QU’« IL EST PRÉVISIBLE QUE LA RUSSIE NE SORTIRA PAS INDEMNE DE LA GUERRE D’AGRESSION QU’ELLE A DÉCLENCHÉE » : DANS QUELLE MESURE ? LE PRÉSIDENT POUTINE, RÉÉLU HIER, POURRAIT-IL AUSSI EN FAIRE LES FRAIS ?
Après 24 ans de pouvoir, Vladimir Poutine a été réélu hier pour six ans, c’est-à-dire jusqu’en 2030. Ira-t-il jusqu’au bout de ce nouveau mandat ? Nul ne sait quand interviendra et ce que sera l’après-Poutine. Ce qui est par contre déjà prévisible, c’est en effet que la Russie ne sortira pas indemne de la guerre totale qu’elle mène contre l’Ukraine. En cas d’une défaite militaire à laquelle le régime poutinien ne survivrait probablement pas, certains n’excluent pas le scénario d’une guerre civile, voire d’un éclatement de la Fédération.
Quelle que soit l’issue du conflit, cette conflagration ouvre un nouveau chapitre de son histoire. Elle signe notamment la fin d’un empire et une réorientation géopolitique, synonyme de bouleversements identitaires. La carte mentale dont les élites dirigeantes russes sont porteuses est dominée par la conviction que leur pays est une grande puissance et que la sphère d’influence qu’est l’espace postsoviétique en est le socle. Aujourd’hui, la Russie a perdu l’Ukraine, qui a été pendant des siècles le plus beau fleuron de son empire. Elle doit faire le deuil de la « Petite Russie », nom donné à l’Ukraine pendant la période tsariste, et renoncer à se penser comme un empire. Ce bouleversement signifie la nécessité d’une reconstruction identitaire qui s’annonce douloureuse.
« LA RUSSIE SE DÉCONNECTE DE L’EUROPE ET SE TOURNE VERS L’ASIE »
La question identitaire est par ailleurs au cœur de la rupture historique, synonyme de désoccidentalisation, de la Russie avec ses partenaires traditionnels que sont les États européens, et du pivot qu’elle effectue vers la Chine et l’Asie. Aujourd’hui la Russie, pays euro-asiatique, depuis longtemps largement tournée vers l’Europe, se déconnecte de l’Europe et se tourne vers l’Asie. Son partenariat avec la Chine lui a permis de limiter son isolement sur la scène internationale et les effets des sanctions occidentales. Mais le soutien chinois a un coût : il accentue fortement sa dépendance à l’égard de Pékin.
Son évolution économique risque de porter un coup supplémentaire à son ambition de puissance. Depuis des siècles, la Russie se pense comme une grande puissance. Pour autant, elle n’a jamais donné la priorité au développement du pays, ce qui lui aurait permis de rattraper le retard qu’elle accuse depuis longtemps par rapport à l’Europe occidentale et à l’Amérique du Nord et maintenant par rapport à la Chine. L’économie russe a mieux résisté que prévu au choc de la guerre.
Mais comme le soulignent nombre d’économistes, dans ce domaine les perspectives de moyen et de long terme sont mauvaises. L’agression de l’Ukraine, l’économie de guerre mise en place (au détriment de secteurs comme ceux de la santé et de l’éducation) et les sanctions occidentales freinent les investissements dont la Russie a besoin pour moderniser ses infrastructures et diversifier son économie (qui reste une économie de rente), elles restreignent son accès aux technologies de pointe et entraînent une détérioration de l’insertion internationale de son économie.
Dans ce contexte, pour reprendre les termes de l’économiste Vladislav Inozemtsev, son économie « n’a aucune chance de se développer dans les années à venir ». Son évolution ne peut en outre qu’être affectée par les fortes tensions démographiques et environnementales que connaît le pays.