En 2023, « le nombre de décès de civils dans les conflits armés a augmenté de 72% » par rapport à l’année précédente. Cette déclaration du Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Volker Türk, en juin 2024, montre que les non-combattants sont de plus en plus touchés par les conflits, même si leur sort ne fait pas toujours la Une des médias. Dans son discours devant la 56e session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, le haut fonctionnaire international évoquait les situations à Gaza, en Ukraine, au Soudan, en République démocratique du Congo…
C’est au milieu du XIXe siècle que le sort des civils victimes de guerre commence à être progressivement pris en compte. L’action initiée par le Suisse Henry Dunant, fondateur de la Croix-Rouge, après la bataille de Solférino en 1859 aboutira aux fameuses Conventions de Genève, qui jettent les bases du droit international humanitaire, et donc de la protection des civils. Quatre conventions de 1949 et trois protocoles additionnels (le dernier en 2005) sont actuellement en vigueur.
En parallèle, les procès de Nuremberg après la Seconde Guerre mondiale avaient permis une avancée notoire : des individus, et non uniquement des personnes morales comme les États, pouvaient être reconnus responsables de violences. Mais ensuite, il faudra plus de quarante ans pour reconnaître la notion de victime.
STANDARDS DE PROTECTION PLUS ÉLEVÉS EN EUROPE QU’AILLEURS
« Ce mot apparaît explicitement au milieu des années 80 », indique Élise Bernard, enseignante en droit du maintien de la paix à Sciences-Po Aix, docteure en droit public, titulaire d’un postdoctorat en gestion des conflits et après conflits, et diplômée de la 28e promotion de l’École de Guerre. « Aujourd’hui, des textes récents permettent de reconnaître le statut de victime ; mais reconnaître ce statut, l’obtenir et enfin obtenir réparation en tant que victime sont trois choses différentes. »
En résumé, « les responsabilités étatiques sont millénaires, alors que les responsabilités individuelles sont très récentes, et les réparations encore plus récentes », dit-elle. « La prise en compte des droits fondamentaux est très variable en fonction de l’endroit du monde. C’est un glissement très lent, et qui concerne aujourd’hui surtout le continent européen. En Europe, les standards de protection minimaux sont bien plus élevés qu’ailleurs. »
Les victimes civiles de conflits peuvent poursuivre devant plusieurs juridictions, avec des procédures variables : seule la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) permet les poursuites individuelles visant les États parties à la Convention du même nom. Devant la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye, les victimes peuvent, en apportant des preuves, pousser le procureur à poursuivre.
Le 11 février 2025, la CEDH a ainsi reconnu que des citoyens russes étaient victimes de ruptures de la paix et avaient droit à réparations à la suite de l’invasion de l’Ukraine par leur pays, en février 2022 : la Russie ne s’est retirée qu’en septembre 2022 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Mais c’est une décision de la CPI du 17 mars 2023 qui a suscité le plus de controverses : l’émission d’un mandat d’arrêt contre le président russe Vladimir Poutine. Depuis ce jour, les 124 États parties au Statut de Rome de la CPI sont supposés arrêter immédiatement le leader russe s’il se présente sur leur territoire.
EN 2023, UN MANDAT D’ARRÊT CONTRE L’INDIVIDU POUTINE
« Depuis 2014, Kiev accuse Moscou d’avoir enlevé et déporté environ 20 000 enfants (19 546 exactement) », rappelle Élise Bernard. « Ces nombreux cas, prouvés par suffisamment de pièces, ont amené le procureur de la CPI à convaincre des juges internationaux de lancer un mandat d’arrêt contre l’individu Poutine et la commissaire à l’enfance de la Russie. La Cour considère que l’enlèvement d’un tel nombre d’enfants peut constituer un crime de guerre. »
Le cas des « viols de guerre », lui, peut recouper des réalités différentes. Le terme lui-même est controversé : « Je n’utilise pas cette expression, mais celle de « viol en temps de guerre » », indique l’historien Fabrice Virgili, directeur de recherche au CNRS et responsable de la thématique « Genre et Europe » à l’unité mixte de recherches « Sorbonne – Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe » (SIRICE).
« Dans toutes les armées du monde, le viol est interdit, depuis la formation des armées permanentes au XVIIe siècle, avec l’armée suédoise du roi Gustave-Adolphe », rappelle-t-il. Aujourd’hui, le viol en temps de guerre peut prendre quatre formes, selon l’historien :
- le viol « opportuniste », quand des soldats ou officiers échappent au contrôle de leur hiérarchie, sans que leur acte s’inscrive dans un environnement plus large ; en général, ce viol est poursuivi par l’institution militaire et les coupables punis ;
- le viol commis en opération, avec une attitude soit encourageante, soit tolérante de la hiérarchie, dans un objectif de « terrorisation de l’adversaire », comme pour la Wehrmarcht dans des villages français au printemps 1944, ou l’armée russe en Ukraine plus récemment ;
- le viol systématique, organisé, avec la volonté que les femmes mènent leur grossesse à leur terme pour accoucher d’un enfant « souillé » par le vainqueur, comme en ex-Yougoslavie dans les années 1990 ;
- le viol dans des situations de captivité, ou la torture utilisée comme « protocole d’interrogatoire » comme à Abou Ghraïb, en Irak, par l’armée américaine dans les années 2000.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’accusation de viol a été abandonnée par les tribunaux de Nuremberg. Mais localement, des tribunaux l’ont retenue. Au Japon, le général Iwane Matsui a ainsi été condamné à mort et exécuté en tant que responsable du massacre de Nankin (1937), notamment parce que des viols avaient été massivement commis sous son autorité.
LE VIOL PEUT ÊTRE UN CRIME DE GÉNOCIDE OU CONTRE L’HUMANITÉ
En 1998, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) reconnaît Jean Paul Akayesu coupable de génocide et de crimes contre l’humanité, notamment des viols, commis dans la commune dont il était maire en 1994. Pour la première fois, « le viol en temps de guerre est qualifié juridiquement de constitutif du crime de génocide », précise Fabrice Virgili.
En 2001, un jugement du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) confirme que le viol et l’esclavage sexuel constituent des crimes contre l’humanité, quand trois Serbes de Bosnie sont condamnés pour avoir infligé ces sévices à des femmes musulmanes.
« Le problème pour le viol plus que pour d’autre crimes de guerre, c’est de pouvoir prouver que tel soldat ou tel officier a commis un viol ou fermé les yeux », relève Fabrice Virgili, qui ajoute :
« Dans beaucoup de sociétés, y compris la nôtre, la honte retombe parfois plus sur la victime que sur le bourreau, ce qui rend difficile pour celle-ci de porter plainte, et donc d’amorcer la procédure. Il y a toujours une suspicion de partage de la culpabilité. Il y a vraiment un travail de prévention à faire dans toutes les armées de la planète, à la fois sur la place des femmes dans les armées, et le comportement à avoir vis-à-vis des femmes des populations civiles. »
Légende photo : Des réfugiés de guerre syriens franchissant une frontière.