Chercheur au Centre Russie/Eurasie de l’Institut français des relations internationales (IFRI), Dimitri Minic est docteur en histoire des relations internationales de Sorbonne Université. S’intéressant particulièrement à la pensée stratégique russe, à l’armée russe et aux capacités hybrides et de haute intensité russes, il travaille également sur la perception des menaces et la culture stratégique des élites politico-militaires russes. C’est à cette dernière thématique qu’il a consacré sa thèse, couronnée du prix Albert-Thibaudet, dont est tiré son ouvrage « Pensée et culture stratégiques russes, Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine » (éditions Maison des sciences de l’homme, avril 2023). Le 13 novembre, il est venu présenter son livre à l’IHEDN dans le cadre d’un débat stratégique présenté par Guillaume Lasconjarias, chef du département des études et de la recherche de l’Institut.
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ? Comment avez-vous travaillé ?
J’ai commencé à réfléchir à cette thèse en 2013-2014, au moment où la Russie annexe la Crimée, pratique des actions de subversion dans le Donbass, et cherche à déstabiliser l’Europe. À l’époque, en parallèle, l’espace médiatique et d’expertise, notamment anglo-saxon, commence à relayer des éléments provenant de la sphère militaire russe, comme le concept de la guerre hybride et la doctrine Guerassimov.
J’ai été confronté à plusieurs écueils : le problème de la recherche à l’époque n’était pas tant de documenter ce que la Russie pratiquait, car des chercheurs ou des journalistes le faisaient déjà très bien, mais la façon dont les Russes pensaient la stratégie, et la manière dont cela s’articulait avec le politique : les doctrines, la littérature militaire, les dictionnaires et encyclopédies militaires, les discours des officiels militaires et politiques… autant de matière qui était peu utilisée, voire absente, comme la littérature et les encyclopédies militaires russes post-soviétiques. Nous ne nous intéressions pas non plus aux stratèges et aux instituts qui pensent la stratégie en Russie… Pour résumer, il y avait en Occident une méconnaissance de ce qu’était la pensée stratégique russe dans la période post-soviétique.
J’ai découvert que des officiers supérieurs et généraux russes s’exprimaient très librement sur leurs conceptions de la stratégie. Non seulement cela, mais que ce qu’ils théorisaient se retrouvait dans les discours des officiels militaires et politiques, les doctrines et la pratique. Il y a une forme de transparence dans la fabrique stratégique russe dont je ne soupçonnais pas l’ampleur. Ces sources sont donc d’une grande richesse, mais ont aussi des limites, car elles restent des sources ouvertes. Leurs auteurs, qu’ils soient officiers d’active, en retraite ou en réserve, n’hésitent pas à se critiquer entre eux. Il y a un débat très vivant au sein de la communauté militaire russe, jusqu’au plus haut niveau.
J’ai aussi constaté deux niveaux de transparence : horizontale, entre militaires, mais aussi verticale, avec des critiques adressées à la direction politique et militaire, concernant parfois des sujets hors du champ stratégique comme la politique intérieure.
Quelles sont les grandes caractéristiques de la culture stratégique russe ?
Les croyances qui forment en partie la culture stratégique russe remontent à la période soviétique, et même impériale pour certaines, et ont été renouvelées depuis la chute de l’URSS. Il faut prendre en compte le fait que les hommes n’ont pas changé d’une période à l’autre, ce qui a des incidences très importantes dans la transmission de cet héritage culturel aux nouvelles générations de militaires.
Cette dimension culturelle a eu une incidence extraordinaire sur la façon dont les élites militaires russes ont pensé et mis en œuvre la stratégie, et notamment sur la théorisation du contournement de la lutte armée. La guerre informationnelle, la dissuasion stratégique, les opérations spéciales et les autres concepts qui ont incarné la théorisation du contournement sont, dans une certaine mesure, une émanation de croyances et d’un mode de pensée spécifique. C’est une des raisons pour lesquelles le contournement devrait être qualifié de tropisme stratégique plutôt que de doctrine ou de modèle, qu’il surplombe. Trois croyances centrales ressortent chez les élites politico-militaires russes :
- Le monde est, par principe, hostile à la Russie ;
- L’Occident est omnipotent et omniscient ;
- La Russie est une grande puissance unique.
Tout cela permet aux élites militaires russes de maintenir l’idée que la Russie est constamment agressée, soit parce qu’elle est très forte, parce qu’elle a un destin messianique, soit, au contraire, parce qu’elle s’est affaiblie.
L’impact du conspirationnisme est aussi fondamental et est conforté, au-delà des croyances, par un mode de pensée spécifique. Il se caractérise de plusieurs façons : d’abord, une forme de négation du hasard dans les relations internationales ; ensuite, une négation de l’autonomie de l’individu, ainsi que des volontés spontanées des masses ; un penchant prononcé pour le déterminisme (économique, civilisationnel, religieux, mais surtout géographique, en raison de la position centrale de l’Eurasie russe et de ses ressources naturelles) ; et enfin une tendance à penser que les phénomènes surgissant dans les relations internationales sont interconnectés et souvent dissimulés. Ce mode de pensée conforte les croyances.
Son environnement ne serait donc peuplé que d’ennemis, ou de faux amis. Dans ce contexte, la Russie peut-elle avoir des amis ?
Les élites politico-militaires russes pensent que leur pays a passé toute son histoire à se sacrifier pour des peuples qui ne lui ont jamais rendu la pareille. C’est le cas pour les pays de l’ex-espace soviétique, pour lesquels ils estiment que la Russie s’est sacrifiée, et qu’ils la récompensent en voulant entrer dans l’OTAN. C’est aussi pour cela qu’elle ne se voit pas (à tort) comme une puissance colonisatrice, qui aurait été une dominante injuste. Les Russes pensent la même chose pour les pays africains, ou d’ailleurs dans le Tiers monde, avec qui ils ont noué des relations pendant la Guerre froide.
La Russie se considère donc comme une forteresse assiégée, ce n’est pas nouveau. Ce complexe obsidional est crucial, mais ce qui m’a intéressé dans ce travail sur la théorie et la doctrine militaires russes, c’est que toute cette dimension de la culture stratégique russe a produit du concept stratégique, et a eu des conséquences très concrètes non seulement sur la pensée stratégique, mais aussi sur les institutions, les formations, l’organisation militaire et sur la pratique stratégique… La théorisation du contournement de la lutte armée par les stratégistes russes en est une émanation.