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Dissuasion nucléaire : huit décennies d’équilibre

Depuis ses deux seules utilisations militaires en 1945, l’arme nucléaire sert sans servir : c’est un outil majeur de dissuasion. En presque 80 ans d’existence, aucun conflit n’a eu lieu entre deux pays détenteurs de l’arme nucléaire.
Visuel qui représente la dissuasion nucléaire

« Empêcher la guerre, la rendre improbable, prévenir une agression contre nos intérêts vitaux : telles sont les raisons d’être classiques de la dissuasion nucléaire française. » La définition donnée par Nicolas Roche dans son ouvrage « Pourquoi la dissuasion » (Presses universitaires de France, 2017) résume aussi ce concept, dont il est un spécialiste reconnu, pour les autres pays démocratiques. Ancien directeur des affaires stratégiques au Quai d’Orsay, Nicolas Roche est depuis 2022 ambassadeur de France en Iran, un pays soupçonné de longue date de vouloir se doter de l’arme nucléaire.

Bombe A, bombe H, dissuasion, prolifération, désarmement, vecteurs… La relativement courte histoire de l’arme nucléaire s’écrit sous les feux de l’actualité et le regard de l’opinion publique planétaire depuis les dernières semaines de la Seconde Guerre mondiale.

1945 : LES BOMBES GADGET, LITTLE BOY ET FAT MAN

Le premier essai d’une bombe atomique a eu lieu le 16 juillet 1945 au Nouveau-Mexique, aux États-Unis. Aboutissement du « projet Manhattan » lancé en 1942, mené secrètement malgré l’implication de plusieurs dizaines de milliers de personnes, l’arme avait pour nom « Gadget ». Il s’agissait d’une bombe A, à fission nucléaire. Ce principe avait été déposé en France en 1939 par une équipe composée notamment de Frédéric Joliot-Curie, dont les travaux avaient été interrompus par l’armistice de 1940.

Trois semaines après cet essai concluant, le nouveau président américain, Harry Truman, décide de larguer une bombe baptisée « Little Boy » sur la ville d’Hiroshima, au Japon, le 6 août 1945. Le 9, c’est « Fat Man » qui explose au-dessus de Nagasaki. Le 2 septembre, le Japon capitule, et les États-Unis ont montré au monde entier la puissance de leur nouvelle arme.

Ces derniers, seule puissance alors en possession de l’arme atomique, entendent déjà en limiter la prolifération. Le président Truman propose à la jeune Organisation des Nations unies (ONU) d’assurer le contrôle de cette arme, en lui transférant à terme l’arsenal américain. Ce « plan Baruch » de 1946 est refusé par l’Union soviétique de Joseph Staline. Laquelle procède à son premier essai en août 1949, quelques mois après la création de l’OTAN. La guerre froide est bel et bien lancée.

ANNÉES 1950-1960 : LA PROLIFÉRATION

Dans la foulée, d’autres pays effectuent aussi leurs premiers essais : le Royaume-Uni en 1952, la France en 1960 puis la Chine en 1964. Voyant qu’ils n’ont pas l’avance escomptée sur l’URSS, les États-Unis poussent leurs recherches et testent en 1952 un type de bombe atomique encore plus puissante, la bombe H, à fusion nucléaire cette fois.

Le 12 janvier 1954, le secrétaire d’État américain John Foster Dulles développe dans un discours ce qui restera comme la « doctrine Dulles » : toute attaque (conventionnelle ou non) contre un pays membre de l’OTAN déclencherait des représailles nucléaires massives et sans retenue, bien plus importantes que l’attaque initiale donc.

Cette doctrine fonctionne dans un contexte de supériorité nucléaire américaine. Mais l’URSS se dote progressivement de vecteurs propres à déployer sa bombe, de la bombe H et de la capacité de « seconde frappe » (indispensable à la dissuasion) grâce aux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Elle est donc parvenue au niveau de son adversaire. Successivement, deux crises majeures de la guerre froide vont rendre la doctrine Dulles obsolète.

1958-1963 : LES CRISES DE BERLIN ET DE CUBA

Fin novembre 1958, le leader soviétique Nikita Khrouchtchev lance un ultimatum aux Occidentaux : ils doivent régler le problème de Berlin d’ici 6 mois. Depuis l’après-guerre, la capitale allemande, enclavée dans la République démocratique d’Allemagne (RDA) alignée sur Moscou, est divisée entre trois secteurs d’occupation par le camp de l’ouest (américain, britannique et français) et un par les Soviétiques. Ces derniers s’inquiètent de la fuite massive d’Allemands de l’Est vers la République fédérale d’Allemagne (RFA), et de la volonté de l’OTAN de déployer des missiles nucléaires sur le territoire de cette dernière.

Mais les rencontres de Khrouchtchev avec ses homologues américains Dwight D. Eisenhower puis John F. Kennedy n’aboutissent pas. Le Russe alterne menaces nucléaires et offres de paix. Puis, en 1961, Allemands de l’Est et Soviétiques construisent le mur de Berlin, au moment où l’affrontement Est-Ouest se dote d’un nouveau front : Cuba.

Alors que la crise berlinoise s’étale sur cinq ans, celle dite « des missiles de Cuba » sera réglée en deux semaines, après avoir atteint une intensité majeure et laissé entrevoir au monde entier la possibilité d’un affrontement nucléaire à grande échelle. Fin 1958, le communiste Fidel Castro a pris le pouvoir dans la grande île des Caraïbes, s’alignant sur l’URSS et chassant un régime inféodé aux États-Unis. En avril 1961, ces derniers ont tenté de renverser Castro, avec le débarquement de la baie des Cochons, un fiasco. Alors que la situation se tend à Berlin, les Américains installent en novembre des missiles balistiques dans deux pays de l’OTAN, la Turquie et l’Italie, à portée de l’URSS.

En réponse, Khrouchtchev déploie des missiles nucléaires à Cuba. Les Américains le découvrent le 14 octobre 1962. Le 24 octobre, ils mettent en place un blocus de l’île. Des navires américains traquent des sous-marins soviétiques, un bombardier US est abattu sans que Kennedy riposte, la tension monte d’heure à heure… Mais les deux dirigeants ennemis dialoguent directement, et trouvent un compromis. Le 29 octobre, en échange du retrait des missiles russes de Cuba, les Américains s’engagent à ne pas envahir l’île et à retirer des missiles postés en Europe.

À la suite de ces deux crises, les Américains adoptent une nouvelle approche : la doctrine McNamara, du nom du secrétaire d’État de Kennedy, remplace la doctrine Dulles. La « riposte graduée » remplace les « représailles massives ». La réponse serait donc adaptée à la menace, sans destruction massive des deux belligérants. « L’équilibre de la terreur » déjà en cours baisse d’intensité, et favorise la « coexistence pacifique » entre les deux superpuissances, qui durera jusqu’à la fin de la guerre froide.

À PARTIR DE 1968 : LE TEMPS DES TRAITÉS

Ces graves crises et la prolifération de l’arme nucléaire – en nombre de têtes dans les arsenaux des deux « grands », et en pays cherchant à s’en doter – poussent l’ONU à créer en 1957 l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), avec notamment pour mission d’empêcher l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins militaires.

Le 1er juillet 1968, le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) est signé, et entre en vigueur en 1970. Concrètement, les États dotés de l’arme nucléaire (EDAN) avant le 1er janvier 1967, soit les États-Unis, l’URSS, le Royaume-Uni, la France et la Chine, s’engagent à ne transférer cette arme à aucun autre pays, et à négocier un traité de désarmement. Les États non dotés, eux, promettent de ne pas acquérir ou développer d’arme nucléaire. 93 États l’ont signé à l’époque, 191 en sont parties aujourd’hui. La France n’a adhéré au Traité, comme la Chine, qu’en 1992.

Dès les années 1970, États-Unis et URSS signent plusieurs traités de maîtrise des armements SALT (pour Strategic Arms Limitation Talks), puis START (Strategic Arms Reduction Treaty) dans les années 90. En 2003, le traité SORT (Strategic Offensive Reduction Treaty) entre en vigueur entre les deux pays. Début 2011, le New START, toujours entre ces deux parties, entre en vigueur pour une durée de dix ans. Tous ces accords ont progressivement réduit l’arsenal des deux superpuissances.

NEUF ÉTATS DOTÉS EN 2024

Entre-temps, d’autres pays se sont malgré tout dotés de l’arme nucléaire : Israël (bien que le pays n’en ait jamais fait état), le Pakistan, l’Inde et la Corée du Nord (qui a quitté le TNP en 2003). Les puissances nucléaires sont donc officiellement au nombre de 9 en 2024.

Quatre types de vecteurs sont utilisés pour un éventuel emploi de la bombe atomique : les missiles balistiques intercontinentaux, les missiles balistiques à portée intermédiaire, les avions et les SNLE. Selon la Federation of American Scientists (FAS), une association créée en 1945 par des chercheurs du projet Manhattan pour partager les connaissances sur l’arme nucléaire, seule la Chine disposait en 2023 des quatre vecteurs.

France, Russie, et États-Unis ont renoncé aux missiles de portée intermédiaire, mais possèdent les trois autres vecteurs. Avec la Chine, ce sont les seuls dotés de missiles de portée intercontinentale. La plupart des autres se contentent de missiles intermédiaires et d’armes délivrées par des avions, seul le Royaume-Uni n’ayant que des SNLE. Les informations sont lacunaires concernant la Corée du Nord.

Toujours selon la FAS, la Russie possède en 2024 le plus de têtes nucléaires, avec 5580. Suivent les États-Unis (5044), la Chine (500), la France (290), le Royaume-Uni (225), l’Inde et le Pakistan (170 chacun), Israël (90) et la Corée du Nord (50).