En 2024, le Rafale met tout le monde d’accord. Cet avion peut tout faire – il est « omnirôle » selon le terme de son concepteur, Dassault Aviation. Ses pilotes et mécaniciens dans la Marine nationale et l’armée de l’Air et de l’Espace l’adorent, comme ceux de cinq armées étrangères, et bientôt trois autres. Les aviateurs des autres forces aériennes l’admirent.
Pourtant, quand sa conception a débuté en 1983, les alliés européens de la France, sceptiques ou pas intéressés par les ambitions affichées, l’avaient laissée seule, partant développer en commun un autre aéronef. Il faut dire que le Rafale a été pensé pour assurer les missions remplies jusque-là par… sept avions différents.
Tel était le « brief » des généraux, des ingénieurs de l’armement et du gouvernement français à l’industriel Marcel Dassault : concevoir un avion supersonique bimoteur devant servir dans l’armée de l’Air mais aussi dans l’aéronavale de la Marine, capable à la fois d’assurer la défense aérienne, la supériorité aérienne et la police du ciel ; la reconnaissance ; la dissuasion nucléaire ; des frappes air-sol de précision et des missions d’interdiction ; un appui-feu rapproché ; la lutte antinavires ; le ravitaillement en vol de chasseur à chasseur. Tout en pouvant décoller de et atterrir sur un porte-avions, bien évidemment.
AVANT LE RAFALE, SEPT AVIONS REMPLISSAIENT LES MÊMES MISSIONS
Au début des années 80, toutes ces missions étaient confiées par les armées françaises à plusieurs appareils : Jaguar, F-8 Crusader, Mirage F1, Mirage 2000, Mirage IV, Étendard IV et Super-Étendard. « Les autres pays n’étaient pas intéressés par les dimensions porte-avions et ASMP », relate l’ingénieur mécanique François Lemainque, entré au bureau d’étude avant-projets de Dassault Aviation début 1983. En mars de cette année, le programme ACX (futur Rafale) débutait, et l’ASMP (« air-sol moyenne portée ») en constituait un aspect central, ce missile de croisière étant l’un des vecteurs de l’arme nucléaire, et donc de la politique française de dissuasion.
D’où ce « schisme » avec le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie qui développeront ensemble l’Eurofighter Typhoon. Au regard du profane, ce dernier ressemble beaucoup au Rafale, avec ses ailes delta et ses plans canard (les ailerons mobiles sous le cockpit). « Ils sont en fait très différents », explique François Lemainque, retraité depuis 2020 après une carrière entière chez Dassault. « Le Typhoon est très bon pour l’interception, le combat aérien et la supériorité aérienne. » Mais cet avion n’est pas performant en reconnaissance et ne peut tirer de missile de croisière, par exemple.
Véritablement « multirôle », le Rafale excelle « dans toutes ses missions », résume l’ingénieur ayant œuvré à sa conception : « Air-air, air-terre, reconnaissance, attaque au sol, tir de missile de croisière, tir ASMP… » Plus important, « il est capable de changer de rôle pendant un même vol », ajoute François Lemainque, qui a précisément travaillé sur la « cellule » (géométrie, masse, carburant, train d’atterrissage, aérodynamique, emport).
LES TROIS VERSIONS PARTAGENT JUSQU’À 85% DE LEURS PIÈCES
Autre atout du Rafale, sa compacité. « À l’époque, à la Direction générale de l’armement et chez Dassault, nous avions ce dicton : un avion se vend au poids », se souvient l’ingénieur. Avant sa mort en 1986, Marcel Dassault exige donc de ses équipes un amaigrissement de l’avion, qui passe de 10 tonnes pour le Rafale A à 9 tonnes (à vide), et perd 80 centimètres.
Depuis l’origine, les trois versions du Rafale (monoplace, biplace et Marine) partagent les mêmes proportions. Avec là encore de nombreux avantages, qu’énumère François Lemainque : « Mêmes centre de gravité, aérodynamique, commandes de vol, et donc mêmes évolutions de standards au fil des années. »
Les trois versions partagent ainsi 80 à 85% de leurs pièces, contre 60 à 65% pour les appareils concurrents. « La mise en œuvre de l’ensemble logistique est beaucoup plus simple et légère », résume l’ingénieur. Un seul gros porteur A400M suffit à transporter le matériel, quand trois ou quatre sont nécessaires pour d’autres avions. Les mécanos apprécient le changement très rapide des moteurs, et ceux du porte-avions Charles-de-Gaulle que cette opération se fasse à la verticale, ce qui économise 5 à 6 mètres d’espace derrière l’appareil.
Trois ans et demi seulement après le début du programme, le premier vol d’essai a lieu en juillet 1986. « Notre bureau d’étude « Proto » était conçu pour sortir un avion tous les 1 an, 1 an ½ », se souvient François Lemainque :
« Nous étions 150, dont quelques surdoués qui avaient tout connu depuis le Mirage III », un avion des années 1950, le premier européen à avoir dépassé la vitesse de Mach 2. « Ils venaient de finir le Mirage 4000, ils sont restés sur leur cadence. Ces gens étaient capables de concevoir un avion en dormant. »
Les premiers Rafale opérationnels entrent en service en 2002 dans la Marine nationale puis en 2006 dans l’armée de l’Air. Mais à l’époque, le fleuron tricolore ne se vend pas à l’étranger. Plusieurs raisons à cela, selon François Lemainque, à la fois commerciales et géopolitiques : « Nous fabriquions au même moment pour la France et pour l’export des Mirage 2000, un avion déjà bien éprouvé. »
« COMME SI JE RÉCUPÉRAIS D’UN COUP LA TÉLÉ EN COULEUR », DIT UN PILOTE
La concurrence du F-35 du constructeur américain Lockheed Martin, financé par une dizaine de pays de l’OTAN, joue déjà, même s’il ne sera en partie opérationnel qu’en 2007. Et depuis 1989, la chute du mur de Berlin a ouvert la période des « dividendes de la paix », provoquant une dégringolade des budgets de défense dans le monde entier.
Tout va progressivement changer avec les engagements du Rafale à l’étranger, sous le regard des alliés de la France, et parfois en interopérabilité avec eux. En Afghanistan à partir de 2007, les seules missions air-sol ne permettent pas encore de montrer la complétude de l’avion.
Le 19 mars 2011, les Rafale sont les premiers avions à survoler le territoire libyen dans le cadre de l’intervention militaire internationale décidée par les Nations unies, avec des Mirage 2000. « On a bien mesuré le bond technologique et capacitaire engendré par le Rafale », se souvient le capitaine Grégory. Breveté pilote en 2006, cet officier de la base aérienne 113 de Saint-Dizier-Robinson (Haute-Marne) a d’abord volé sur Mirage 2000N avant de passer au Rafale depuis 2011 (sauf quatre ans au sein de la Patrouille de France, sur AlphaJet donc) :
« C’était comme si je récupérais d’un coup la télé en couleur ! Ce sont vraiment deux prismes opérationnels différents, celui du XXe siècle et celui du XXIe siècle. Le Mirage 2000, on l’exploitait à 110, 120% de ses capacités, on le connaissait par cœur. Le Rafale, on l’exploite très bien, mais il est plus fort que l’Homme, il est trop puissant. »
Le 13 janvier 2013, dans le cadre de l’opération Serval menée par la France contre des djihadistes sahéliens à la demande du gouvernement malien, quatre Rafale décollent de Saint-Dizier, survolent l’Espagne, le Maroc et le Sénégal, bombardent des infrastructures d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) au Mali avant de se poser à N’Djamena, au Tchad. Soit près de 6000 kilomètres parcourus en 9h35 de vol (avec 5 ravitaillements), la plus longue mission de l’armée de l’Air française en opération. « En Rafale, ce n’est pas parce que je décolle pour une mission d’attaque au sol que je ne peux pas faire du combat aérien ensuite », relate le capitaine. « En Mirage, il me faudrait plusieurs avions différents. »
GÉNÉRAL LAVIGNE : « CE QUI EST INCROYABLE, C’EST QU’IL EST NATIVEMENT MULTIRÔLE »
Chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace de 2018 à 2021, le général d’armée aérienne Philippe Lavigne était aux premières loges d’un exercice trilatéral avec les États-Unis et le Royaume-Uni, Atlantic-Trident, au printemps 2021 à Mont-de-Marsan (Landes) puis à Langley (Virginie). Les deux autres armées volaient sur Lockheed Martin F-35 et Eurofighter Typhoon.
« Nos alliés sont bluffés par cet avion complet et agile, par ses capacités multirôle, ses commandes de vol exceptionnelles », raconte le général, qui s’amuse d’une vérité connue des pilotes :
« Quand un avion est beau, il est bon. Le Rafale, avec sa forme, son équilibre, sa taille, son allure générale, les gens le ressentent. Ce qui est incroyable, c’est qu’il est nativement mutlirôle. »
Même impression auprès de ces deux mêmes alliés, mais cette fois en conditions opérationnelles, lors de l’opération Hamilton menée en Syrie le 14 avril 2018 en représailles à l’attaque chimique de Douma perpétrée par le régime Al-Assad :
« Cinq Rafale ont montré leur capacité à pénétrer un territoire en profondeur, à conserver la supériorité aérienne au moins sur une période donnée, et à produire des effets (capturer de l’information, délivrer de l’armement) », relate le général Lavigne, lui-même pilote. « Le tout, dans un environnement complexe, international, avec une nécessité de furtivité et d’un grand niveau de survivabilité » (la capacité à continuer de fonctionner malgré des conditions adverses).
Le capitaine Grégory, qui totalise 3300 heures de vol (dont plus de 1000 sur Rafale) et a mené « une grosse cinquantaine » de missions de guerre en Libye, au Mali, en Centrafrique, en Irak et en Syrie, en parle souvent avec ses confrères étrangers :
« Ils louent l’ergonomie du Rafale, et notamment son écran central qui permet de faire une fusion totale de données (radio, radar, liaison de données, contre-mesures…). La grande force de cet avion, c’est qu’il synthétise tout sur un seul écran : on comprend plus facilement la situation tactique, surtout en vol en escadrille. Il est clairement aux plus hauts standards opérationnels de nos alliés, et probablement de nos compétiteurs. »
Après un premier contrat signé en 2015 avec l’Égypte, le Rafale a été acheté par le Qatar, l’Inde, la Grèce, la Croatie, les Émirats arabes unis, l’Indonésie et la Serbie. L’Égypte et la Grèce en ont commandé à nouveau, alors qu’une dizaine d’autres pays sur tous les continents ont manifesté leur intérêt.
EN FONCTION JUSQU’EN 2050, VOIRE 2060
Depuis une dizaine d’années, le Rafale démontre aussi ses capacités d’interopérabilité au sein de l’OTAN pour des missions de police du ciel en Europe de l’Est. Le général Lavigne, qui a été le Commandant suprême allié pour la transformation (SACT) de l’Alliance atlantique de 2021 à septembre 2024, souligne la pertinence de l’« outil » Rafale dans ce cadre :
« Dans les années qui viennent, on va pouvoir travailler encore mieux au sein de l’OTAN en suivant ses standards, sur deux questions qui y prennent de plus en plus d’importance : la masse et la vitesse. La vitesse de transmission des données, avec la communication satellitaire et la connectivité pour le travail en réseau, en prenant compte le risque des attaques cyber. La masse, c’est par exemple la complémentarité qu’on doit avoir entre un avion de combat et un drone de combat. Le Rafale a déjà ces capacités, et va les démultiplier. On va approfondir la prise en compte du niveau tactique entre la surveillance et l’action, creuser le concept multi-domaine. Il a la capacité d’aller plus loin, comme pour supprimer des défenses aériennes, même avec un spectre électromagnétique de plus en plus complexe. »
En parallèle, le Rafale poursuit évidemment des missions purement françaises. En 2021, l’exercice HEIFARA-WAKEA a démontré sa capacité à rallier la Polynésie française depuis la métropole (16 000 km) en moins de 48 heures en prenant dès son arrivée la posture d’alerte de défense aérienne.
Tous les trois ou quatre ans, l’avion est mis à jour et passe à un nouveau standard (actuellement le F4-1), ce qui enthousiasme le capitaine Grégory :
« C’est passionnant, ça nous ouvre à chaque fois des dimensions tactiques, avec de nouveaux systèmes à aborder, de nouveaux armements et modes de communication. »
Le pilote a « hâte de découvrir ce que nous préparent les brillants ingénieurs de notre BITD », la base industrielle et technologique de défense. À l’horizon 2030, le standard F5 marquera une étape, puisque le Rafale sera couplé à un drone furtif de combat et emportera un missile nucléaire hypersonique.
Son successeur, le « chasseur de nouvelle génération », est déjà en développement chez Dassault Aviation et Airbus Defence and Space, pour une mise en service prévue vers 2040. Le Rafale, lui, pourrait rester en fonction jusqu’en 2050, voire 2060.