©Enzo Lemesle/Marine Nationale/Défense
Un espace défini au centre des rivalités
Terme issu du vocabulaire de la géographie océanique, « l’espace indopacifique » a investi depuis les années 2000 celui de la géopolitique : avec deux grandes puissances en son centre, la Chine et l’Inde, il recoupe une zone devenue cruciale sur l’échiquier planétaire, et pas uniquement pour les États de la zone.
La géographe et commissaire des armées aspirante Vaimiti Goin relève deux définitions pour l’Indopacifique :
- l’une, maximaliste, recoupe tous les États ayant au moins un littoral sur l’Océan indien ou l’Océan pacifique, de l’Égypte au Chili en passant par la Russie, la Nouvelle-Zélande et le Canada. Soit les ¾ de la population mondiale (près de 6 milliards d’habitants), 65 % des terres émergées de la planète, et près de la moitié de sa surface en comptant les deux océans ;
- l’autre est la plus fréquemment utilisée en géopolitique : « l’espace indopacifique désigne avant tout les rivages de l’Asie et de l’Afrique organisés autour du pivot chinois et indien, avec Singapour et Malacca en nœud central et Suez et Panama comme verrous d’accès ».
D’un point de vue stratégique, l’Indopacifique est l’espace qui à la fois sépare et relie les deux puissances mondiales, Chine et États-Unis. Tous les autres acteurs se positionnent en fonction de cette rivalité bipolaire croissante, dans une partie du monde où les enjeux sont multiples : commerciaux, sécuritaires et climatiques notamment.
La France, un acteur régional d’importance
Une donnée suffit à résumer l’importance de l’Indopacifique pour la France, et la place qu’elle y tient : 9 des 11 millions de km² de sa zone économique exclusive (ZEE — la deuxième plus grande du monde après les États-Unis) s’y trouvent. Environ 1,6 million de Français vivent dans les 7 collectivités d’outre-mer de l’Océan indien et du Pacifique, un chiffre qui grimpe à 2 millions en comptant les expatriés dans les pays de la région.
En outre, l’Indopacifique est un axe structurant de l’économie mondiale. La France entretient « des liens d’interdépendance économique vitaux avec cette région traversée par des routes commerciales maritimes reliant les plus grands ensembles démographiques et économiques du XXIe siècle », résume le ministère des armées.
Pour protéger ses ressortissants et surveiller sa ZEE, la France entretient 5 commandements militaires en Indopacifique, soit 7 000 personnels déployés en permanence, plus 700 marins pour des missions ponctuelles. Un réseau de 18 attachés de défense assure la coopération avec les autres États.
Des actions « en association » avec les États de la zone
Lors de son discours au dialogue de Shangri-La, le 11 juin 2022, le ministre des armées, Sébastien Lecornu, l’a précisé : « La stratégie française dans l’Indopacifique n’est dirigée contre aucun État. Elle se décline en pleine association avec les États de la zone. La France contribue à la stabilité de la région en développant des partenariats, avec l’objectif de construire ensemble plus d’autonomie et de développement. »
Les actions de la France dans cette zone reposent sur quatre piliers : sécurité et défense ; économie, connectivité, recherche et innovation ; multilatéralisme et règle de droit ; changement climatique, biodiversité et gestion durable des océans.
Outre le respect de son intégrité territoriale, le premier pilier se traduit par de nombreuses opérations multilatérales ou bilatérales, rendues nécessaires par l’évolution du contexte géopolitique : « La rivalité stratégique opposant la Chine et les États-Unis structure les dynamiques sécuritaires dans cette région, où elle oblige les États à composer avec de nouvelles menaces et influences », rappelle le ministère des armées dans un résumé de la stratégie de défense française en Indopacifique adoptée en 2019. « De nombreux régimes ont notamment investi dans le renforcement de leurs capacités de défense, induisant un durcissement de l’environnement militaire. »
Le même document souligne « l’endurance de menaces transnationales telles que la piraterie, la pêche illicite, la criminalité transnationale organisée, l’immigration illégale et le terrorisme djihadiste. L’ensemble de la zone Indopacifique est également exposé à un risque sécuritaire accru du fait du réchauffement climatique ».
La France renforce donc ses partenariats, en particulier avec les États-Unis, l’Australie, l’Inde et le Japon, mais aussi avec les États de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), qu’elle accompagne dans le renforcement de leur autonomie stratégique. Elle cherche ainsi à contrer le délitement de l’ordre international fondé sur le droit, et à maintenir au maximum le multilatéralisme.
Entre alliances et rivalités, maintenir le multilatéralisme
La France, grande nation de l’Indopacifique, très présente et influente dans la région, cherche à maintenir un équilibre entre trois catégories de pays :
- ceux qui cherchent à contrecarrer l’influence chinoise : les États-Unis, l’Inde, le Japon, l’Australie et le Royaume-Uni ;
- ceux (dont elle fait partie) qui veulent intégrer l’influence chinoise : Canada, Union européenne, Allemagne, Pays-Bas…
- et la Chine elle-même, qui rejette le concept d’Indopacifique et voit dans toute stratégie en la matière une tentative de contenir son pouvoir.
En septembre 2021, la création de l’alliance Aukus (Australie, Royaume-Uni, États-Unis) et sa première conséquence, la rupture d’un gigantesque contrat de vente de sous-marins français au premier de ces pays, ont été perçues comme un revers pour cette stratégie française d’équilibre. Mais à Paris en juillet 2022, Anthony Albanese, Premier ministre australien issu de la nouvelle majorité travailliste, et Emmanuel Macron ont insisté sur la nécessité de forger « une nouvelle relation de défense » entre leurs deux pays, basée notamment sur « un engagement opérationnel et des échanges de renseignement », et sur leur volonté d’accroître la coopération de leurs industries de défense.
Quelques semaines plus tôt, fin avril, la Chine avait annoncé la signature d’un pacte de sécurité avec les îles Salomon, laissant redouter la construction prochaine d’une base navale sur place. Cette stratégie chinoise d’alliances avec des micro-États du Pacifique inquiète d’autant plus les pays occidentaux que les visées de l’empire du Milieu sur la République de Taïwan se font plus insistantes.
Plus que jamais, l’Indopacifique représente donc une priorité pour la France.