1945-2016 : UNE GESTATION LONGUE ET DIFFICILE
Dans le sillage des autres domaines de coopération sur le continent, derrière l’union économique, la construction de l’Europe de la défense naît sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale.
1945-2000 : LA PRISE DE CONSCIENCE D’UNE DÉFENSE EUROPÉENNE NÉCESSAIRE
À l’époque, l’enjeu est double : éviter un retour des guerres Allemagne-France, et se protéger de la menace soviétique. Alors que le règne de Staline rend cette dernière plus intense, l’Europe occidentale comprend la nécessité de réarmer la République fédérale d’Allemagne, en première ligne face à Moscou et ses satellites.
C’est le projet de Communauté européenne de Défense (CED), porté par le ministre français des Affaires étrangères Robert Schuman jusqu’au traité de Paris signé en mai 1952 par six pays. Il ne sera jamais ratifié, la mort de Staline l’année suivante ayant relâché la tension géopolitique, tout comme l’armistice en Corée, puis le retrait français d’Indochine en 1954. Et jusqu’à la chute du mur de Berlin, c’est l’OTAN, née en 1949, qui assure la défense collective des Européens de l’ouest.
Au début des années 1990, l’URSS n’existe plus et la Communauté économique européenne (CEE) est devenue la plus grande union douanière au monde. Signé par les 12 États membres en 1992, le traité de Maastricht comprend un volet dotant l’Europe d’une capacité diplomatique et stratégique : la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Si l’ambition d’une diplomatie européenne est partagée par tous, la dimension militaire est juste évoquée comme une prochaine étape possible, voire souhaitable.
Alors, comme souvent, le couple Paris-Berlin est moteur : le 22 mai 1992, à l’occasion du 59e sommet franco-allemand de La Rochelle, le Président Mitterrand et le chancelier Kohl créent l’Eurocorps, premier corps d’armée européen, placé sous l’égide de l’OTAN. Ce dernier point empêche l’émergence d’une capacité européenne autonome, jusqu’au revirement du Royaume-Uni, fin 1998.
2001-2016 : VERS L’AUTONOMIE STRATÉGIQUE
En 2001, alors que le 11 — Septembre fait basculer le monde dans une nouvelle ère, la Politique européenne de sécurité et de défense commune (PSDC) s’ajoute à la PESC, avec des outils institutionnels adéquats, notamment le Comité militaire de l’UE et l’État-major de l’UE. Dès lors, l’Union peut déployer de par le monde des missions de maintien ou de rétablissement de la paix, ou former des armées étrangères : EUROF Concordia en Macédoine, Artémis en République démocratique du Congo, Somalie, République centrafricaine, Mali…
L’Agence européenne de défense (AED) naît en 2004. Javier Solana, le Haut Représentant de la politique étrangère et de sécurité commune de l’UE (1999-2009) l’affirme clairement : « L’Union européenne est, qu’on le veuille ou non, un acteur mondial. Elle doit être prête à partager la responsabilité de la sécurité dans le monde. » En 2007, le traité de Lisbonne met en place le Service européen pour l’action extérieure (SEAE), chargé de gérer les éléments civils et militaires dont dispose l’UE pour faire face aux crises. Son article 42.7 instaure un mécanisme de défense mutuelle en cas d’agression d’un des États membres sur son territoire.
Peu à peu, la dégradation du contexte géopolitique (printemps arabes en 2011, guerres en Syrie, Irak, Libye, puis Crimée, attentats de Daech en Europe), et le progressif désengagement des États-Unis encouragent le développement d’une autonomie stratégique européenne.
DEPUIS 2016 : FONDS EUROPÉEN DE DÉFENSE ET BOUSSOLE STRATÉGIQUE
Juste après le Brexit, le 28 juin 2016, le Conseil européen adopte la Stratégie globale de l’Union européenne sur la politique étrangère de sécurité (SGUE). Le document définit les priorités stratégiques et les besoins de défense de l’UE dans le nouveau contexte, et insiste sur la notion d’autonomie stratégique pour que l’Union européenne ne se contente pas d’être un « soft power », mais une puissance complète, pouvant être autonome et libre de son action.
LES AVANCÉES DE LA POLITIQUE COMMUNE DE SÉCURITÉ ET DE DÉFENSE
« L’autonomie stratégique se développe d’abord de manière sectorielle, à commencer par le domaine de l’industrie de défense », explique Pierre Haroche, chercheur en sécurité européenne à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). « Nous devons éviter de dépendre complètement d’un acteur qui a la capacité de mettre l’Europe à genoux, s’il décide de fermer le robinet. Cet acteur peut être la Russie, la Chine, voire même d’une certaine manière les États-Unis. Dans l’optique où la politique d’un de ces acteurs viendrait à changer, une autonomie stratégique de l’UE prévoirait des alternatives grâce à d’autres partenariats, des capacités propres et diverses solutions. »
Au Conseil européen des 14 et 15 décembre 2017 est célébrée la naissance officielle de la Coopération structurée permanente (CSP) et du Fonds européen de défense (FED). La première prévoit de rassembler un « noyau dur » d’États autour de projets inclusifs et ambitieux, en complément des actions communes. Les pays qui la rejoignent s’engagent à augmenter régulièrement leurs budgets de défense et leurs investissements de recherche.
Le FED, lui, vise à faciliter le financement de cette coopération renforcée. Pour la première fois, le budget européen va soutenir l’industrie de la défense par le cofinancement de projets de recherche et de développement et l’achat de matériels en commun. Le Parlement européen s’accorde sur un budget exceptionnel de 7,9 milliards d’euros pour la période 2021-2027.
LA BOUSSOLE STRATÉGIQUE, LIVRE BLANC DE LA DÉFENSE EUROPÉENNE
La guerre en Ukraine va permettre à l’Europe de donner leur mesure à ces outils, et à la notion d’autonomie stratégique. Élaborée depuis 2020 via 52 colloques et séminaires pour recueillir les contributions des États membres, la boussole stratégique, premier livre blanc de la défense européenne, est adoptée en Conseil européen le 24 mars 2022, un mois après l’invasion russe.
Véritable feuille de route pour les dix prochaines années, cette boussole définit les actions concrètes à entreprendre, prévoyant un mécanisme de suivi de la mise en œuvre et posant des jalons clairs dans quatre domaines clés : les opérations (« Agir »), la résilience (« Assurer la sécurité »), l’investissement dans la défense (« Investir »), et les partenariats (« Travailler en partenariat »). Elle souligne que les actions de la Russie en font une menace directe et de longs termes pour la sécurité de l’Europe. Elle rappelle également que la Chine est à la fois un partenaire dans certains domaines de coopération, un compétiteur économique et un rival systémique pour les Européens.
L’UE franchit donc une nouvelle étape dans sa politique de défense et de sécurité pour faire face à la compétition entre puissances, à la persistance de crises dans son voisinage et pour agir partout où son action serait sollicitée : mers et océans, espace aérien, espace exoatmosphérique, cyberespace, espace informationnel. Concrètement, les États membres s’engagent « à développer une capacité de déploiement rapide de l’UE de 5 000 hommes pour répondre à différents types de crises ».
LES ENJEUX MARITIMES DE L’UNION européenne
Mers et océans comptent beaucoup plus qu’on le penserait en se cantonnant à une vision simplement continentale de l’UE. Du 27 au 29 mars, grâce aux interventions de nombreux acteurs et experts du secteur, les auditeurs de la majeure « Enjeux et stratégies maritimes » de la session nationale de l’IHEDN ont réfléchi aux grands enjeux de « L’Union européenne face aux enjeux maritimes ».
UNE PUISSANCE MARITIME QUI S’IGNORE
Le dossier pédagogique qui leur a été préparé par l’IHEDN souligne : « avec 22 États sur 27 bordés par un océan et six mers (Méditerranée, Manche, Baltique, mers Noire, d’Irlande et du Nord), et des rives trois fois plus étendues que celles des États-Unis, l’UE est la première puissance économique maritime mondiale ». Selon la Commission européenne, l’économie maritime générerait une valeur ajoutée de 500 milliards d’euros par an et 5,4 millions d’emplois. 40 % du PIB de l’UE et 40 % de sa population proviennent de ses régions maritimes, où transitent 40 % de son commerce intérieur. Dotée d’une flotte commerciale représentant 40 % de la flotte globale, l’UE compte 1200 ports de commerce par où passent annuellement 3 milliards de tonnes de marchandises et 350 millions de passagers.
Derrière les sujets économiques, humains ou environnementaux cruciaux, comme la pêche, les migrations ou les problématiques naturelles maritimes et littorales, la dimension stratégique de l’espace maritime européen a aussi attendu longtemps avant de connaître une réelle prise en compte politique : la première « politique maritime intégrée (PMI) pour l’UE » date de 2007, et intègre la dimension de sécurité maritime parmi beaucoup d’autres (pêche, recherche, systèmes d’information, énergies…) En 2014, une directive-cadre pour la planification de l’espace maritime est adoptée. Mais, malgré l’importance des enjeux et la multiplicité des défis du monde marin, aucune instance n’est aujourd’hui chargée de prendre en compte une vision globale.
LA STRATÉGIE DE SÛRETÉ MARITIME DE L’UE
Adoptée en 2014 et révisée et 2018, la stratégie de sûreté maritime de l’UE (SSMUE) vise, selon une note du Centre d’études stratégiques de la Marine de juin 2022, à affirmer « l’ambition européenne de devenir un pourvoyeur mondial de sûreté maritime ». Elle s’inscrit dans le sillage de la première opération militaire navale européenne, Atalante, lancée en 2008 dans le cadre de la PSDC au large de la Somalie pour protéger les navires du Programme alimentaire mondial (PAM) des attaques de pirates, et prolongée la dernière fois jusqu’en décembre 2024 avec des missions et un périmètre élargis (embargo onusien sur les armes en Somalie, lutte contre les Chababs…).
Autre préalable à la SSMUE : de 2013 à 2016, l’UE a mené dans le Golfe de Guinée le projet CRIMGO (Critical Maritime Routes Gulf of Guinea) afin là aussi de lutter contre la piraterie, notamment en formant les armées des États riverains. Les projets GoGIN (Gulf of Guinea Interregional Network) lui ont succédé en 2016, puis GoGIN+ souligne le côté « pourvoyeur de sûreté maritime » de l’UE. Ce dernier est en effet exclusivement dédié au Système d’échange d’informations de l’Architecture de Yaoundé pour la sécurité maritime. Sur les rivages européens, une stratégie pour la Méditerranée est annoncée dans les prochaines années.
La SSMUE vise donc à renforcer et systématiser cette capacité européenne de déploiement dans les espaces maritimes avec plusieurs grands axes :
- l’action extérieure, via la PESC et son volet opérationnel militaire et civil, la PSDC, les politiques et stratégies de l’UE comme celles sur le Golfe de Guinée ou, bientôt, la Méditerranée ;
- le renforcement des capacités d’appréciation de situation, de surveillance maritime et de partage de l’information ;
- le développement capacitaire de l’UE et des États membres ;
- la gestion mutuelle des risques et la protection des infrastructures maritimes critiques ;
- le renforcement de la recherche & développement, notamment technologique ;
- une logique de synergie entre l’OTAN et l’UE dans la planification de défense, basée sur la complémentarité et l’interopérabilité, malgré une position hétérogène des États membres des deux organisations.