En France depuis 2022, le ministère de l’Agriculture a vu son domaine d’intervention étendu : Annie Genevard, l’actuelle titulaire du portefeuille, est ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire. Le gouvernement produit depuis lors périodiquement des rapports d’« évaluation de la souveraineté alimentaire de la France » (le dernier date du 31 mars 2024).
Que recoupe exactement cette notion ? « Dans le sens stratégique qu’on lui donne désormais, la souveraineté alimentaire désigne le fait pour un pays d’être moins vulnérable à des ruptures dans ses chaînes d’approvisionnement alimentaire », indique Catherine Araujo-Bonjean, docteure en économie, chargée de recherche au CNRS rattachée au Centre d’études et de recherche en développement international (Cerdi).
Le concept de souveraineté alimentaire est apparu en 1996, « porté par la société civile et des ONG de pays en développement sous l’égide du mouvement altermondialiste Via Campesina », rappelle l’universitaire, dont les recherches portent sur ces pays. Deux ans plus tôt, des négociations dans le cadre de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT en anglais) avaient abouti à la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), libéralisant un peu plus les échanges commerciaux sur la planète. Pour la première fois, les produits agricoles étaient inclus dans l’accord.
« ON NE PEUT PAS ÊTRE SOUVERAIN DANS TOUS LES DOMAINES »
Alors que « les politiques agricoles restent surtout tournées vers l’objectif de maintenir des prix alimentaires accessibles aux populations », constate Catherine Araujo-Bonjean, les différents pays n’hésitaient pas, jusque récemment, à se reposer sur les importations. La bascule s’opère depuis 2020 : le Covid-19, puis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et maintenant les menaces de notre allié américain, poussent les gouvernements à changer de paradigme.
Avant même les négociations musclées imposées par Donald Trump, le conflit en Europe orientale a provoqué une prise de conscience, les deux belligérants étaient parmi les principaux exportateurs de deux produits indispensables à l’industrie agroalimentaire : les céréales et l’engrais. Dans son dernier rapport, le gouvernement français note d’ailleurs que notre pays « souffre d’une très forte dépendance aux importations d’azote et de protéines », les fameux tourteaux de soja destinés à l’alimentation animale.
Comment assurer la souveraineté alimentaire française ? « On ne peut pas être souverain dans tous les domaines, il faut donc définir les domaines prioritaires », explique Catherine Araujo-Bonjean. « La souveraineté se pense filière par filière, pays par pays, fournisseurs (importations) ou clients (exportations) ». Elle se construit en amont et en aval, de la production à la consommation. Ainsi, il est possible d’agir sur les habitudes alimentaires des consommateurs, en les amenant « à se détourner de certains types de produits pour réduire notre dépendance vis-à-vis des importations ».
Rappelant que « pour nous, la souveraineté alimentaire se pense au niveau de l’Union européenne », l’économiste souligne que l’ouverture internationale nous protège contre les chocs intérieurs, les années de sécheresse par exemple :
« Sur un marché mondial, les chocs de production ont tendance à se compenser : une mauvaise récolte dans une région du monde va être compensée par une bonne ailleurs. Dans un marché plus étroit, ce ne serait pas le cas. »
« LA PLUPART DES CONFLITS SONT GÉNÉRÉS PAR LA QUÊTE DES RESSOURCES, ET SE NOURRIR EN FAIT PARTIE »
L’alimentation étant un besoin vital, un gouvernement qui échouerait à nourrir correctement sa population serait confronté à des tensions sécuritaires. Mais, et c’est beaucoup moins notoire, la qualité de la nutrition joue aussi sur la stabilité d’un pays, sa sécurité et même sa croissance.
C’est l’objectif d’une initiative internationale encore peu connue du grand public, le sommet « Nutrition for Growth » (ou N4G, en français « la nutrition pour la croissance »). Tous les quatre ans, en général dans le pays ayant accueilli les Jeux olympiques et paralympiques l’année précédente, des responsables gouvernementaux du monde entier se réunissent pour coordonner des initiatives visant à améliorer la nutrition humaine. Un premier sommet a eu lieu à Londres en 2013, le suivant à Milan en 2017, puis à Tokyo en 2021. Le prochain se tient à Paris à la fin du mois, sous l’égide du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot.
La France a nommé Brieuc Pont « Envoyé spécial pour la nutrition » et secrétaire général de « Nutrition for Growth » Paris 2025. Auparavant ambassadeur de France au Nicaragua, passé par Bercy et Matignon, le diplomate souligne l’importance sécuritaire de la nutrition :
« La plupart des conflits sont générés par la quête des ressources, et se nourrir en fait partie. L’insécurité alimentaire provoque des tensions sociales, elle cause des migrations internes et externes. Elle est aussi une conséquence des conflits. »
Avec « des représentants de 110 États et de dizaines d’organisations internationales », le sommet abordera la nutrition sous tous les angles, détaille Brieuc Pont : « Les conséquences du changement climatique sur l’alimentaire et la santé, les incidences de la nutrition sur la protection sociale, les inégalités de genre, les améliorations permises par l’innovation, ou encore les océans, les crises… »
Le diplomate martèle que « le coût de l’inaction dans ce domaine est très important ». Quelques chiffres l’illustrent : « Dans le monde, un décès d’enfant de moins de 5 ans sur deux est dû à la malnutrition, et une femme sur trois souffre d’anémie. 45 millions d’enfants de moins 5 ans sont décharnés, 150 millions sont sous-nourris et subissent des retards de croissance, intellectuels notamment. L’imagerie médicale le montre : le cerveau d’un enfant mal nourri pendant les deux premières années de sa vie se développe moins. »
LA MALNUTRITION « CONCERNE SURTOUT LES PAUVRES, OÙ QU’ILS SOIENT »
La malnutrition « concerne surtout les pauvres, où qu’ils soient », ajoute Brieuc Pont. « Les populations les plus défavorisées consomment surtout des aliments ultra-transformés, et peu de légumes. Au Canada ou en Europe du Nord, on constate ainsi un retour du scorbut. » Moins sensibilisées aux risques de la « malbouffe », ces populations sont aussi victimes d’une publicité agressive, avec des résultats désastreux :
« Les substituts au lait maternel peuvent avoir des vertus thérapeutiques. Mais dans des pays où le contrôle de la qualité des aliments est faible, il arrive que des producteurs de substituts ajoutent du sucre de manière à créer une addiction chez le bébé, qui finit par rejeter le lait de sa mère. En Amérique latine, des parents mettent même du soda dans les biberons, par manque d’eau potable. »
Aux États-Unis, l’obésité devient une « menace à la sécurité nationale », poursuit le secrétaire général de N4G : « 80% des jeunes sont inaptes à servir dans les forces armées en raison de leur surpoids. Ces derniers temps, des appartements y sont vendus sans cuisine, car leurs occupants se font livrer tous leurs repas déjà préparés. C’est une tendance inquiétante. »
Pour faire face à ces situations, le sommet N4G de Paris prendra « des engagements hybrides » : en aide au développement, pour le financement de l’irrigation des sols, l’adaptation des semences au changement climatique ou le soutien des tissus économiques locaux. « On peut aussi lutter contre les aliments trop sucrés », poursuit Brieuc Pont. « En France, une collectivité locale peut tout à fait s’engager à retirer les aliments ultra-transformés de ses cantines, comme ça a été le cas pour le vin en 1956 pour les moins de 14 ans ! Interdiction généralisée en 1981. »
Le diplomate indique qu’une meilleure nutrition apporterait « de 11 à 20% de PIB en plus pour les nations en développement ». Au final, son souhait est que « de ce sommet sorte une volonté politique, et que l’on prenne conscience que la nutrition est une problématique universelle ».
Pour en savoir plus : https://nutritionforgrowth.org/