Disparu il y a 60 ans, Sir Winston Churchill fut deux fois Premier ministre du Royaume-Uni, prix Nobel de littérature et l’un des principaux leaders politiques vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, avec l’Américain Franklin Roosevelt, le Soviétique Joseph Staline et le chef de la France libre, Charles de Gaulle (objet de notre série sur l’année 1944).
Avant cela, le futur « bouledogue de Sa Majesté » a débuté sa carrière comme soldat. « Il a les deux vocations d’officier et d’homme politique », relate l’historien François Kersaudy, ancien professeur à Oxford et à la Sorbonne et meilleur spécialiste français de Churchill. « Son père l’encourage à embrasser la carrière militaire, et il y entre avec la conviction qu’il va commander les armées. »
Cette certitude ne sort pas de nulle part. Quand il naît le 30 novembre 1874, Winston Leonard Spencer Churchill est d’emblée confronté à son hérédité, la plus prestigieuse qui soit pour un Anglais souhaitant servir son drapeau : il voit le jour dans l’immense palais de Blenheim, construit par son ancêtre John Churchill, duc de Marlborough. Toujours considéré outre-Manche comme l’un des plus grands officiers de l’Histoire, le « Malbrouk s’en va-t’en guerre » de la chanson fut « l’adversaire le plus talentueux des armées de Louis XIV », selon François Kersaudy.
« Churchill est persuadé d’avoir hérité du génie stratégique de Marlborough », s’amuse l’historien. « Il pense qu’on peut avoir ce génie sans formation, ce qui est évidemment hardi et pas très raisonnable. » L’école militaire de Sandhurst, où il entre à sa troisième tentative, forme à l’époque des officiers de cavalerie, pas des stratèges. Sorti honorablement (20e sur 130), le sous-lieutenant Churchill connaît son baptême du feu à Cuba.
FORTE TÊTE, MAIS INTOUCHABLE « PAR SA VALEUR ET SES ACTES DE COURAGE »
Suivront des campagnes aux Indes britanniques et au Soudan. Forte tête, le jeune Winston commet des actes d’insubordination. Mais il est intouchable, en partie pour des raisons familiales : « Sa mère est la maîtresse du prince de Galles, le futur Édouard VII », explique François Kersaudy. « Et il se nomme Churchill : c’est comme si, en France, un jeune lieutenant s’appelait Bonaparte. »
Intouchable « aussi par sa valeur et ses actes de courage », selon l’historien :
« Il n’est pas seulement courageux, il est intrépide : il ne connaît pas la peur, il ne se baisse jamais, les autres sont tués autour et lui n’a jamais une égratignure. Il part en reconnaissance aux aurores avec les avant-gardes et revient le soir avec les arrière-gardes, il va chercher les blessés derrière les lignes ennemies… »
Sa solde et la pension versée par sa mère étant insuffisantes pour assurer son train de vie, le jeune aristocrate démissionne et se lance dans l’activité plus lucrative de correspondant de guerre pour des journaux londoniens. C’est comme journaliste qu’il devient célèbre pendant la seconde guerre des Boers, fin 1899 en Afrique australe.
Il accompagne des soldats dans un train blindé qui est pris dans une embuscade ennemie, et s’illustre à cette occasion. Capturé et transféré dans un camp de prisonniers, Churchill s’en évade et rejoint l’armée britannique, qui lui confie un commandement bien qu’il soit toujours reporter, et il s’illustre encore.
UNE ACTION DÉTERMINANTE À LA TÊTE DE LA MARINE DE GUERRE
Auréolé de son image de héros de la guerre des Boers, Winston Churchill est élu au Parlement dès son retour en Angleterre, en 1900. Le politicien se distingue par son attachement au social-libéralisme – ce qui lui vaut l’animosité de sa propre classe, l’aristocratie –, mais aussi par une réputation de fermeté. Il entre pour la première fois au gouvernement comme sous-secrétaire d’État à 31 ans, fin 1905.
Enchaînant les portefeuilles de plus en plus prestigieux (Commerce, Intérieur), il est nommé Premier Lord de l’Amirauté (ministre de la Marine de guerre) en octobre 1911. Son action à ce poste sera déterminante, raconte François Kersaudy :
« Si les Anglais dominent les mers pendant la Première Guerre mondiale, c’est en grande partie grâce à lui. C’est lui qui fait adopter le mazout pour la propulsion des navires, en achetant des concessions de pétrole au Moyen-Orient : les cuirassés vont plus vite et ont moins besoin de se ravitailler, face à des navires allemands qui avancent toujours au charbon.
Il impose aussi l’augmentation du calibre des canons et modifie le recrutement des officiers, faisant en sorte qu’on s’attache au talent et non plus aux seules origines aristocratiques. »
Il parvient même à lancer un programme hors du périmètre de son ministère, à l’insu du cabinet de guerre, sur des fonds de l’Amirauté : les premiers chars d’assaut, qui doivent leur surnom de tanks (« réservoirs ») à l’idée qu’il a trouvée pour tromper le renseignement allemand, les faisant passer pour des conteneurs à eau destinés à l’allié russe. « Il n’arrêtait pas de sortir du champ de ses responsabilités », relate l’historien.
« D’UNE EFFICACITÉ PRODIGIEUSE » COMME MINISTRE DE L’ARMEMENT
Contraint de démissionner de l’Amirauté au printemps 1915, le député Churchill part servir sur le front, avec le grade de lieutenant-colonel. « Pendant ce temps, les ingénieurs continuent de travailler pour lui sur les prototypes de chars, à l’insu de leur ministre », raconte François Kersaudy. Et lorsqu’il est nommé ministre de l’Armement en juillet 1917, il pousse encore pour l’emploi des tanks, mais pas seulement :
« À ce poste, il se montre d’une efficacité prodigieuse, assurant l’approvisionnement en armes et munitions des armées non seulement britanniques, mais aussi françaises et américaines. Il motive les ouvriers dans les usines en leur disant que ceux qui se mettront en grève auront l’honneur d’aller servir leur pays dans les tranchées ! »
Avec Georges Clemenceau, qu’il admire beaucoup, il va aussi soutenir les soldats sur le front :
« À deux, ils allaient au devant de la mitraille allemande. Comme Clemenceau, il était fasciné par le danger, « les yeux étincelants du danger ». C’était un gros problème pour les gens chargés de le protéger. »
Ministre de la Guerre au moment où elle se termine, il reçoit ensuite différents portefeuilles avant de connaître une traversée du désert qu’il consacre à l’écriture, notamment d’une biographie de Marlborough.
« LANCEUR D’ALERTE » FACE AU RÉARMEMENT DE L’ALLEMAGNE
Dans les années 1930, il est ce que l’on appelle aujourd’hui un « lanceur d’alerte » face au réarmement de l’Allemagne, explique l’historien :
« À partir de 1935, il est pris au sérieux par les militaires du fait de ses exploits pendant la Première Guerre. Certains officiers et ministres viennent même l’informer secrètement, ce qui permet à Churchill de prouver devant la Chambre des communes que la cadence du réarmement britannique est beaucoup trop lente, et que c’est pure folie de vendre à l’Allemagne des moteurs d’avion. »
Les Premiers ministres successifs MacDonald, Baldwin puis Chamberlain pensent que la guerre n’éclatera pas, « mais ils gardent Churchill en réserve en cas de guerre », estime François Kersaudy. De fait, il est nommé chef du gouvernement le 10 mai 1940 – « faute de mieux, en quelque sorte », selon l’historien –, et le restera jusqu’au 26 juillet 1945.
Il parvient au pouvoir grâce à sa réputation, à ses qualités de « formidable meneur d’hommes », mais aussi à ses talents d’orateur :
« C’est sa partie géniale, qui ne fait pas gagner la guerre mais qui évite de la perdre : en mai-juin 1940, la tentation de négocier une capitulation aux conditions raisonnables est répandue en Angleterre chez un certain nombre de politiciens. Ce sont les discours de Churchill qui font qu’au Parlement, les pacifistes deviennent inaudibles. »
En tant que Premier ministre de guerre, Churchill n’est pas exempt de défauts : « C’était quand même un stratège amateur : il confondait le souhaitable et le possible, s’immergeait dans le détail au détriment de l’ensemble et ne comprenait absolument pas la logistique. »
« UN CERVEAU EXTRÊMEMENT FERTILE » QUI SAVAIT S’ENTOURER
Mais il contrebalance ces faiblesses en sachant s’entourer. « C’était un cerveau extrêmement fertile. Roosevelt disait qu’il avait 200 idées par jour, dont seulement trois étaient bonnes, le problème étant qu’il ne savait pas lesquelles. » Ses collaborateurs l’aidaient à discerner, contrairement à Adolf Hitler, selon l’historien :
« Hitler s’entourait de béni-oui-oui. Churchill, c’était le contraire, il engageait des gens capables de lui tenir tête, comme le ministre des Affaires étrangères Anthony Eden et le chef d’état-major Alanbrooke. C’est ce qui a permis d’éviter des désastres, comme ses idées d’envahir la Norvège en 1941 (Hitler l’y attendait), ou de débarquer en France dès 1942. »
Autre différence avec le Führer du IIIe Reich, il était capable d’assurer le suivi de ses ordres :
« C’était un champion pour contourner la bureaucratie. Il envoyait à ses collaborateurs des petits cartons rouges portant la mention « Agir ce jour », et dès le lendemain : « Veuillez me faire savoir en quoi la situation s’est améliorée depuis mon message d’hier ». »
Churchill appuie ainsi l’usage de la guérilla, en créant dès juillet 1940 le Special Operations Executive (SOE), dont les agents sabotent les installations nazies et soutiennent les mouvements de résistance en Europe occupée : « C’est son enfant, il le maintient en fonction, lui donne des moyens ». Il alloue aussi tous les fonds nécessaires au décryptage, dont il comprend immédiatement la valeur.
Fin mai début juin 1940, le Premier ministre britannique se rend en France pour inciter le gouvernement à ne pas capituler. Il se retrouve face à « une armée de défaitistes, le général Weygand, le maréchal Pétain… Mais il remarque quelqu’un qui ne l’est pas, le jeune sous-secrétaire d’État à la Guerre, Charles de Gaulle », relate l’historien.
CHURCHILL SOUTIENT DE GAULLE… ET L’UTILISE POLITIQUEMENT
Le 16 juin, le chef du gouvernement Reynaud est remplacé par Pétain ; le 18, De Gaulle lance son appel depuis Londres à l’antenne de la BBC ; le 22, la France capitule. Churchill est ravi de pouvoir se servir politiquement du Français :
« Il l’utilise pour combattre les pacifistes, leur disant : « Vous croyez que les Français ont capitulé ? Mais pas du tout, regardez, ils continuent le combat avec ce général de Gaulle ! » Il le montre à la Chambre des communes, le fait photographier avec le roi et la reine, soutient les défilés et cérémonies publiques des Forces françaises libres… »
En 1943, quand Churchill et Roosevelt veulent écarter De Gaulle au profit du général Henri Giraud, c’est trop tard : De Gaulle a désormais en Grande-Bretagne le soutien de l’opinion publique, de la presse, du Parlement, des ministres et même du roi.
Après-guerre, Churchill et son parti conservateur perdent les élections, notamment « parce qu’il s’était peu préoccupé de la population : approvisionnement, logement, soins médicaux – les travaillistes y pourvoyaient à sa place… » Il dirigera à nouveau le gouvernement de 1951 à 1955, consacrant le reste de son temps à la peinture et à l’écriture, avant de mourir à 90 ans, le 24 janvier 1965.
« Le comité du prix Nobel de littérature, qui l’a couronné en 1953 pour l’ensemble de son œuvre, savait que ses « Mémoires sur la Seconde Guerre mondiale » étaient un travail d’équipe », raconte François Kersaudy. « Je conseille plutôt « My Early Life » et ses « Mémoires de la Grande Guerre » : ce sont des chefs-d’œuvre, parmi deux douzaines d’autres. »
Ouvrages de François Kersaudy consacrés à Winston Churchill
- « Churchill and de Gaulle », Collins, 1981, traduit par l’auteur : « De Gaulle et Churchill », Plon, collection Espoir, 1982.
- « Winston Churchill : le pouvoir de l’imagination », Tallandier, nouvelle édition revue et augmentée, 2015.
- « Churchill et Monaco », éditions du Rocher, 2002.
- « Churchill contre Hitler », Tallandier, 2002.
- Nouvelle traduction, introduction et commentaires des « Mémoires de guerre » de Winston Churchill, Tallandier, 2009 et 2010.
- « Le Monde selon Churchill : sentences, confidences, prophéties et reparties », Tallandier, 2011.