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La très haute altitude, un espace d’innovation en attente de régulation

(Re)découvert du grand public depuis la neutralisation des “ballons chinois”, cette zone comprise entre l’air et l’espace ouvre d’immenses perspectives et pose de nombreuses questions, que l’Armée de l’Air et de l’Espace a abordées lors d’un colloque riche d’enseignements.

QU’EST-CE QUE LA TRÈS HAUTE ALTITUDE ?

La Très haute altitude (THA ou, en anglais, HAO pour Higher Airspace Operations) désigne la zone comprise entre l’espace aérien et le début de la zone orbitale. Fin janvier, cette zone méconnue faisait une brusque irruption dans l’actualité, avec l’”affaire des ballons chinois” interceptés au-dessus des États-Unis. Trois semaines plus tôt, l’Armée de l’Air et de l’Espace organisait à l’École militaire un colloque de haute volée pour explorer tous les enjeux de cette zone. Militaires ou civils, les plus grands spécialistes du sujet se sont succédé à la tribune pour ce qui s’est avéré être les premières assises de la THA.

“La limite basse de la THA se situe entre 15 et 18 km d’altitude”, explique le commandant Alexandre, chef de la division puissance aérospatiale du Centre d’études stratégiques aérospatiales (CESA) de l’Armée de l’Air et de l’Espace (AAE). “Pour la partie supérieure, il n’existe pas de limite communément partagée entre les États. On peut la situer entre la ligne de Karman et la plus basse orbite démontrée à ce jour, soit 160 km.”

Il s’agit donc du “plancher de l’espace”, ou d’un “presqu’espace”. Pour le général de corps aérien Frédéric Parisot, major général de l’AAE, la THA, “à mi-chemin entre l’air et l’espace”, a pour caractéristiques l’absence de frontières physiques, la translucidité, et son accès ouvert.

Bien qu’entamée il y a plusieurs décennies, l’appropriation humaine de cette zone n’en est encore qu’à ses débuts : du Silbervogel allemand années 1930 (dont on sait aujourd’hui qu’il aurait fondu en haute atmosphère), des innovations françaises (avion à propulsion de type fusée Leduc dès 1946, puis Trident et Mirage 3C), américaines (X1 à X15)) ou soviétiques, jusqu’aux programmes contemporains, la THA, espace multi-milieux et multi-champs, n’a toujours pas fait l’objet d’une régulation. Située entre l’espace aérien, bien régulé, et l’espace proprement dit, encore assez libre, elle reste un terrain quasi vierge du point de vue normatif.

“La coordination est indispensable avec l’espace aérien inférieur”, estime le général de division aérienne Stéphane Virem, directeur de la sécurité aéronautique d’état (DSAé). “Le contrôle d’engins hypersoniques recoupe des réalités différentes de celles de l’aérien”, rappelle-t-il, et la sécurité en THA est rendue difficile par le caractère transfrontalier de cette zone. Le Général propose trois approches possibles de régulation : dupliquer et étendre le droit de l’espace aérien ; la même chose, mais avec le droit de l’espace ; ou, approche plus disruptive, un nouveau système ad hoc, combinant et prolongeant les deux existants.

QUELLE STRATÉGIE DÉPLOYER EN THA ?

Zone atmosphérique de transfert vers les zones orbitales, espace intermédiaire entre le ciel et l’espace, la THA voit se déployer le triptyque traditionnel “détecter, identifier, intercepter”. Mais “quand on parle de très haute altitude, on parle de grande vitesse et de portée relativement lointaine ; d’un côté, on a une dilatation de l’espace géographique d’engagement, et de l’autre on a une contraction du temps pour intervenir et réagir”, indique Franck Lefèvre, directeur des programmes de défense de l’ONERA, l’Office national d’études et de recherches aérospatiales. Les engins doivent répondre à plusieurs notions : endurance, persistance, vitesse, autonomie, furtivité, et capacité d’emport.

L’ingénieur général de l’armement de 1re classe Bertrand Le Meur, directeur stratégie de défense, prospective et contre-prolifération à la Direction générale des relations internationales et stratégiques (DGRIS) du ministère des Armées, juge indispensable d’assurer l’interopérabilité civilo-militaire, avec trois écueils à éviter : une surprivatisation, une centralisation autour d’un acteur unique, et une sur-réglementation qui ne serait pas soutenable par le secteur de la défense. “La question n’est pas de savoir si cette zone fera l’objet d’une compétition stratégique, la question est de savoir quand”, annonce-t-il en avançant, comme d’autres spécialistes, l’horizon 2035. Les enjeux, les dangers et les moyens de s’en prémunir restent pour l’instant difficiles à caractériser. Cela appelle des réponses capacitaires, opérationnelles et stratégiques pour des moyens “plutôt défensifs, mais aussi éventuellement offensifs”, selon l’IGA.

En coopération avec les acteurs de l’industrie de défense, l’AAE s’y prépare, consciente de la nécessité de garder le contrôle stratégique de notre arc géostationnaire, au-dessus de l’Europe et autour, et de pouvoir déployer des centrales solaires ou des data centers sans dépendre technologiquement des États-Unis ou Chine. “On invente des problèmes, et on essaie d’y répondre de la manière la plus ingénieuse possible”, explique le général de corps aérien Philippe Morales, commandant la défense aérienne et les opérations aériennes (CDAOA).

Afin de “garantir l’utilisation pacifique et responsable” de la THA, les échelons interministériel et international doivent anticiper à la fois “la démocratisation de cet espace supérieur”, et “une forme certaine d’arsenalisation de l’espace”, considère-t-il. La THA recèle un gros potentiel stratégique en matière de surveillance. À la lumière du conflit en Ukraine, le général Morales voit de nombreuses choses à améliorer, notamment “avec des ballons ou des drones très haute altitude” capables de surveiller et de contrer les capacités de surveillance ennemies. Il incite aussi à développer des moyens sol-air propres à neutraliser une menace venue de cette zone.

Alors que plusieurs États et institutions compétentes en dessous ou au-dessus de la THA, comme l’Agence de l’Union européenne pour la sécurité aérienne ou EUROCONTROL, l’Organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne (créée en 1960), planchent sur une régulation, le général Virem ne voit pas encore de rivalité stratégique se dessiner : “Je ne note pas une compétition, on avance tous un peu main dans la main en défrichant un nouveau domaine.”

Le général (2s) Pascal Legai, conseiller sécurité du directeur général de l’Agence spatiale européenne (compétente au-delà de 100 km), estime que “les grands acteurs de l’espace ne sont pas favorables à ce qu’un cadre trop contraignant se mette en place”. Il en va en effet de la capacité d’innovation du secteur. Avec une problématique cruciale : gérer la “prolifération de la technologie”, et celle de son accessibilité par des acteurs à la fois militaires et civils, souligne le général Virem.

DE NOMBREUX CONCEPTS PROMETTEURS

La THA pose de nombreux défis technologiques : en termes de matériaux, de fugacité et de vitesse, de communication, de durée de mission, ou pour la qualité des capteurs notamment. Contrairement à l’aérien et ses missions éphémères, ou aux satellites qui captent par intermittence, les capteurs en THA doivent à la fois fonctionner de manière constante et durablement. Les systèmes de propulsion eux aussi sont non conventionnels (statoréacteurs, superstatoréacteurs). Et les technologies de surveillance de l’espace restent à développer, notamment pour la détection d’objets extrêmement mobiles. Pour l’ingénieur en chef de l’armement Jean-Baptiste Paing, architecte système de défense à la Direction générale de l’armement (DGA), “il y a des paliers à passer”. D’autant qu’il est nécessaire d’anticiper de plusieurs années pour éviter une rupture technologique ; la maturité technologique est attendue autour de 2035.

Trois types d’appareils concentrent la majorité des recherches : dirigeables, ballons manoeuvrants, et drones stratosphériques (ailes volantes). En France, l’écosystème applicable à la THA est dual, à la fois étatique et industriel, militaire et civil. Dans son ensemble, ce tissu est riche : ainsi, l’ONERA possède des souffleries uniques en Europe, capables d’effectuer des tests jusqu’à Mach 12 ; le Centre national d’études spatiales (CNES), acteur reconnu mondialement, a été pionnier dans les ballons dès 1961.

Parmi les programmes plus ou moins avancés, on peut citer le Stratobus, une plateforme stratosphérique dont le développement est piloté par Thales Alenia Space, avec cinq industriels français et deux partenaires étrangers. Autonome grâce à l’énergie solaire, capable d’emporter 250 kg de charge à 19 km de haut, dotée d’un radar haute portée, de la 5g et d’antennes de guerre électronique), elle couvre une zone de 1000 km de diamètre. Son lancement est prévu en 2025.

De son côté, Dassault Aviation développe ses avions spatiaux Smart Astrée, capables de voler à 8 km/s en s’affranchissant des frottements sur l’atmosphère. Différents à la fois des lanceurs spatiaux et des satellites (car ils embarquent des humains et reviennent sur Terre), ils promettent des opérations hypersoniques à très hautes vitesse et altitude, tout en assurant une souplesse d’emploi.

Airbus Defence & Space poursuit depuis les années 2010 le programme d’avions solaires sans pilote Zephyr, qui peuvent voler jusqu’à 64 jours jusqu’à 21 km d’altitude avec une  signature la plus faible possible, afin de pénétrer les espaces aériens non permissifs, en captant des vidéos d’une résolution de 18 cm sur 1 km2.

L’Agence spatiale européenne prévoit cette année le premier vol de son Space Rider, une mini navette spatiale automatisée destinée à l’expérimentation de technologies et de matériaux. Citons aussi la “jeune pousse” Stratolia, qui développe un ballon d’observation capable de voler lors de très longues missions (jusqu’à un an) avec une grosse capacité d’emport lui permettant d’user de radars plutôt que d’optiques afin d’assurer une surveillance permanente, de jour comme de nuit et quelle que soit la météo.

La THA est “un domaine en pleine accélération, qui présente tout un tas de caractéristiques d’ambiguïté”, avertit l’IGA Le Meur. Pour le général d’armée aérienne Stéphane Mille, chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace (CEMAAE), cela ne fait aucun doute : “Les HAO s’ajouteront très certainement aux missions déjà existantes de l’Armée de l’air et de l’espace.”