Docteur en science politique, Nicolas Regaud est le premier à occuper le rôle de Conseiller climat du major général des armées, depuis le printemps 2022, dans la foulée de l’adoption de la stratégie Climat et Défense du ministère des Armées. Il a auparavant rempli différentes fonctions dans le domaine des affaires stratégiques aux ministères des Armées et de l’Europe et des Affaires étrangères, en se spécialisant, en dehors du climat, sur la zone indopacifique notamment.
COMMENT LE CHANGEMENT CLIMATIQUE AFFECTE-T-IL LE SECTEUR DE LA DÉFENSE, EN FRANCE ET AILLEURS ?
Les institutions de défense, acteurs majeurs en matière de défense et de sécurité, de gestion de crise et de maintien de la paix, sont impactées à trois niveaux – stratégique, opérationnel et opératif.
Sur le plan stratégique, le changement climatique va fragiliser tous les États, mais les plus vulnérables d’entre eux sont susceptibles d’être profondément déstabilisés. Prenez l’exemple de ces catastrophes naturelles de très grande ampleur comme celles qu’ont subies le Pakistan en 2022, dont le tiers du territoire a été inondé, ou bien les pays de la Corne de l’Afrique, qui ont connu plusieurs années de sécheresse dévastatrice, suivies d’inondations diluviennes. Ces stress tests climatiques, parfois de dimensions bibliques, vont tous nous frapper, mais dans les pays les moins résilients ce type d’événement est susceptible d’amplifier tous les autres facteurs de crise interne, de provoquer des déplacements de populations aux effets « crisogènes », voire d’entraîner leur sous-région dans l’instabilité.
Le changement climatique va ainsi avoir pour effet d’amplifier les risques et menaces à l’échelle mondiale. Pensez également aux tensions croissantes liées à l’accès à l’eau, tant en Afrique qu’au Moyen-Orient ou en Asie. Comment, dans ce contexte, les armées ne seraient-elles pas concernées ? Elles seront très probablement engagées dans des missions de stabilisation ou de gestion de crise, même si aujourd’hui tous les regards se tournent vers les risques de conflits de haute intensité et la guerre russo-ukrainienne.
Sur le plan opérationnel, on peut penser que les armées seront de plus en plus souvent sollicitées pour contribuer aux opérations de secours humanitaire post-catastrophes naturelles. Le changement climatique a pour effet d’amplifier l’intensité et souvent le nombre de ces événements extrêmes, et les armées du monde entier disposent souvent d’aptitudes et de capacités uniques pour venir en aide aux populations sinistrées. Il faut donc agir pour développer la coopération régionale et disposer ainsi d’une organisation et de moyens pour faire face de façon organisée à des chocs climatiques d’une très grande violence, un peu à la manière de l’arrangement FRANZ qui, dès 1992, a permis d’organiser la coopération entre la France, l’Australie et la Nouvelle-Zélande en matière de secours aux populations sinistrées du Pacifique sud. Il faut désormais élargir et structurer ces cadres, dans le Pacifique mais aussi dans d’autres régions du monde.
« L’ENSEMBLE DES MILIEUX EST CONCERNÉ : EXTRA-ATMOSPHÉRIQUE, AÉRIEN, MARITIME, TERRESTRE… »
Sur le plan opératif, le changement climatique nous impacte déjà fortement. Il y a trop d’exemples possibles, je ne ferai que donner quelques indications. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’ensemble des milieux est concerné, de l’espace extra-atmosphérique à l’espace aérien, du milieu terrestre au milieu maritime, en surface et sous la mer.
Ainsi, l’augmentation des jours de chaleur extrême affecte et affectera de façon croissante la préparation opérationnelle des forces, tandis que les régions affectées par des températures humides élevées vont rendre les opérations particulièrement contraignantes. La chaleur humide et la salinité amplifient le problème de la corrosion, si souvent oublié ou sous-estimé. N’oublions pas la nécessité de s’adapter aux rigueurs du grand froid, car l’Arctique deviendra un espace de compétition à mesure qu’il se libérera des glaces.
Le développement de l’autonomie des forces, notamment énergétique, hydrique et aussi en matière de maintien en condition opérationnelle (MCO), devient essentiel pour les armées engagées dans l’adaptation au changement climatique. La prise en compte du MCO par les acteurs du soutien des forces est ainsi essentielle, en vue notamment de disposer d’infrastructures résilientes et faire reposer les opérations sur une empreinte logistique la plus légère possible, en particulier énergétique et hydrique, réduisant ainsi son exposition aux menaces.
OÙ EN EST L’APPLICATION DE LA STRATÉGIE CLIMAT ET DÉFENSE, ADOPTÉE PAR LE MINISTÈRE DES ARMÉES EN 2022 ? QUELS SONT SES PRINCIPAUX AXES D’ACTION ?
La mise en œuvre du plan d’orientation et d’actions à conduire, adopté en octobre 2022, avance de façon satisfaisante, parfois plus rapidement qu’espéré. Il faut en effet aller vite car l’urgence climatique est bien là et nous voyons chaque jour que le dérèglement s’accélère.
Les grandes lignes d’effort s’articulent autour du développement de la connaissance des effets du changement climatique à tous les niveaux – de la scène internationale au territoire national. Élaborer une cartographie prospective des risques climatiques doit ainsi permettre son articulation et son intrication à la cartographie des risques géopolitiques. Mais nous devons aussi disposer d’outils de cartographie prospective des risques à grande échelle, notamment pour déterminer l’exposition de nos infrastructures aux risques naturels amplifiés par le changement climatique, à l’horizon du milieu du siècle et au-delà. Cette étude est d’ailleurs réalisée et couvre plus de 4000 emprises du territoire national. Mais ce n’est que la première étape d’un processus qui doit nous permettre d’élaborer un plan d’adaptation sur le long terme.
La connaissance, c’est aussi se rapprocher d’institutions de recherche scientifique afin que l’adaptation des armées soit bien adossée à la science. Cela nous a conduits à mettre en place un outil de partage des connaissances, à organiser des rencontres régulières avec des scientifiques de haut niveau, à développer également un outil de sensibilisation aux enjeux de défense du changement climatique. Nous sommes ainsi engagés dans le déploiement à grande échelle de la fresque Climat & Défense, à laquelle ont déjà participé plus de 400 personnes depuis l’été 2023, et qui contribue à ce que tous les acteurs du ministère soient non seulement conscients des enjeux, mais également qu’ils soient des acteurs du changement.
Nous avons également élaboré une Réflexion prospective interarmées sur l’impact du changement climatique sur l’emploi des forces, qui devrait être approuvée et publiée au cours des prochaines semaines. Ce sera un document de référence, susceptible d’être ensuite décliné par les armées, directions et services.
« AU NIVEAU INTERNATIONAL, LES CHOSES AVANCENT VITE, TANT À L’OTAN QU’AU SEIN DE L’UNION EUROPÉENNE »
Enfin, au niveau international, les choses avancent vite, tant à l’OTAN qu’au sein de l’Union européenne. Nous nous sommes ainsi engagés à contribuer au lancement du Centre d’excellence de l’OTAN sur le climat et la sécurité, qui a ouvert ses portes à Montréal en octobre 2023. Son chef d’état-major est un officier français, et il sera rejoint l’été prochain par un civil chargé du développement de la doctrine et de la standardisation.
Au niveau de l’UE, la France a été le premier pays membre à avoir élaboré une stratégie Climat & Défense, mais nous seront rejoints par tous nos partenaires dans les mois prochains – c’est un engagement pris dans le cadre de la Boussole stratégique en mars 2022 – ce qui, naturellement, offrira de nouvelles opportunités de partage d’expérience et de bonnes pratiques. Un réseau européen Climat & Défense s’est constitué, et nous avons d’ailleurs accueilli les membres de ce réseau à Paris en juillet 2023, au lendemain de la conférence internationale organisée par l’état-major des armées sur la mise en œuvre de la stratégie climat.
Ce sont là quelques exemples d’actions engagées et de premiers résultats, mais la route sera longue car l’adaptation des armées est une entreprise de très longue haleine, qui consiste non seulement à contribuer aux politiques de développement durable et d’atténuation, mais aussi à maintenir un outil de défense au meilleur niveau, résilient et adapté aux conséquences de ce qui constitue sans doute le plus grand défi stratégique du siècle.