DE 1944 À 2024, L’ESPRIT DE DÉFENSE EN PARTAGE
En 1940, la France libre est très pauvre. Pendant les cinq années suivantes, Charles de Gaulle et ses collaborateurs s’efforcent de convaincre Américains et Britanniques de participer à son effort de guerre, mais aussi d’accorder des financements pour la reconstruction du pays. Ces âpres négociations, menées aussi par Jean Monnet et Pierre Mendès France, culminent lors de la célèbre conférence de Bretton Woods.
Le résultat est positif pour la France : alors que les Américains avaient des visées sur les ressources de son empire colonial, elle recouvre son entière souveraineté et obtient une voix dans la nouvelle gouvernance économique mondiale. Ce qui n’empêche pas le pays d’endurer ensuite les dures années de la reconstruction. Huit décennies plus tard, cet effort de longue haleine sur plusieurs fronts participe de la culture de défense, que l’IHEDN a pour mission de promouvoir.
UNE FRANCE « TROP PAUVRE POUR CÉDER », MAIS DÉPENDANTE DES ALLIÉS
« Je suis trop faible et trop pauvre pour céder. » De cette célèbre apostrophe du général de Gaulle à Winston Churchill, chef du gouvernement britannique, on peut retenir un constat lucide : la France libre est initialement pauvre, très pauvre. Avant l’accord franco-britannique du 7 août 1940, qui garantit un financement britannique des dépenses militaires (à rembourser ultérieurement), elle vit d’expédients.
Un officier des Forces navales de la France libre, Jacques Bauche, a rapporté une anecdote parlante à ce sujet. Au début du mois de juillet 1940, le vice-amiral Émile Muselier, premier officier général à avoir rallié de Gaulle à Londres, doit régler un modeste stock d’insignes à Croix de Lorraine commandés à une entreprise britannique : son embarras est palpable quand il réalise que les ressources sont dérisoires.
En dehors d’une somme de 100 000 francs ramenée par de Gaulle des fonds spéciaux de Matignon depuis Bordeaux, du règlement du stock français d’eau lourde arrivé le 19 juin à Plymouth et d’une livraison de bauxite, en plus de quelques dons individuels (un Français offre ainsi au général une pépite d’or, que le directeur financier Pierre Denis s’empresse d’aller gager), les moyens financiers sont au plus bas.
L’un des aspects essentiels (et souvent négligés) de la lutte est bien sûr de la financer, de se procurer des équipements, de payer la solde des combattants – solde modeste, le principe ayant été édicté dès juillet 1940 que « personne ne s’enrichira pendant le combat de la France libre ». Avec le ralliement de l’Afrique équatoriale française (AEF), puis de l’Afrique du Nord en novembre 1942, la question se complexifie : que faire de la production de l’Empire ? Comment la mettre au service de la lutte ?
Le ralliement de l’AEF n’apporte que très progressivement de l’oxygène : en octobre 1940, le général Edgard de Larminat, gouverneur général de ces colonies, doit encore faire imprimer de la fausse monnaie, sur papier de boucherie, pour couvrir ses frais. Le système se structure en 1941, d’abord avec la création de la caisse centrale de la France libre, qui centralise et organise les flux financiers entre les différents territoires ralliés.
La même année, le soutien financier américain se précise : le président Franklin D. Roosevelt laisse en mars la France libre bénéficier des accords de lend-lease (prêt-bail) sur les armements signés avec les Britanniques, avant de contracter directement avec les territoires tenus par la France libre en novembre, puis de signer un accord d’aide réciproque, le 3 septembre 1942. En effet, en échange de leurs livraisons massives d’armements, les États-Unis restaient intéressés par certaines ressources de l’empire colonial français, comme le nickel de Nouvelle-Calédonie. Mais l’accord laisse finalement à la France libre le produit des exportations de colonies comme « trésor de guerre ».
En parallèle, l’accès aux millions de dollars de crédits d’achat de matériel fourni par les Américains devient l’un des aspects de la rivalité entre de Gaulle et le général Giraud : deux missions d’achat concurrentes se rendent aux États-Unis en 1943. Jean Monnet, point de contact entre la France libre et Washington, joue alors un rôle important comme commissaire en mission, chargé des achats aux USA, tandis que le ralliement des Antilles et le retour des stocks d’or de la Banque de France desserrent un peu l’étau.
En février 1944, les monnaies de la France libre et du reste de l’empire sont enfin unifiées. Mais à l’approche de la Libération, le projet d’AMGOT (le gouvernement militaire que les Alliés veulent installer en France) tend les relations franco-atlantiques : les billets de banque en cours après le débarquement, dont la composition, le motif et les mentions d’émission font l’objet d’âpre discussion, perturbent profondément la négociation d’un prêt-bail orienté vers l’effort militaire et la reconstruction du pays. En route vers la France, le 14 juin 1944, de Gaulle peste contre la « fausse monnaie » américaine.
LA FRANCE ENTEND PESER DANS LE NOUVEAU SYSTÈME ÉCONOMIQUE MONDIAL
L’effort de guerre financé tant bien que mal, reste alors à trouver de l’argent pour la reconstruction. Et, plus globalement, il s’agit d’anticiper le redémarrage d’échanges économiques et financiers démobilisés par la guerre, alors que les besoins de financement de la guerre et des reconstructions s’avèrent gigantesques. Autre enjeu : une crise économique et sociale majeure pourrait servir de terreau à la diffusion du communisme.
C’est dans ce contexte que se tient la conférence de Bretton Woods, aux États-Unis, du 1er au 22 juillet 1944. Washington détenant les ¾ du stock d’or mondial, la voix des Américains est évidemment prépondérante. Il s’agit pour eux d’éviter les erreurs des lendemains de 1918, qui avaient déstabilisé le système économique mondial. La présence de l’économiste britannique John Maynard Keynes, auteur des Conséquences économiques de la paix (1919), va dans ce sens. Ses vues se confrontent à celles, proches mais plus orthodoxes, de l’Américain Harry White.
L’effort de guerre financé tant bien que mal, reste alors à trouver de l’argent pour la reconstruction. Et, plus globalement, il s’agit d’anticiper le redémarrage d’échanges économiques et financiers démobilisés par la guerre, alors que les besoins de financement de la guerre et des reconstructions s’avèrent gigantesques. Autre enjeu : une crise économique et sociale majeure pourrait servir de terreau à la diffusion du communisme.
C’est dans ce contexte que se tient la conférence de Bretton Woods, aux États-Unis, du 1er au 22 juillet 1944. Washington détenant les ¾ du stock d’or mondial, la voix des Américains est évidemment prépondérante. Il s’agit pour eux d’éviter les erreurs des lendemains de 1918, qui avaient déstabilisé le système économique mondial. La présence de l’économiste britannique John Maynard Keynes, auteur des Conséquences économiques de la paix (1919), va dans ce sens. Ses vues se confrontent à celles, proches mais plus orthodoxes, de l’Américain Harry White.
LE LENT CHEMIN VERS LA RECONSTRUCTION : SORTIR DE L’ÉCONOMIE DE GUERRE
Comme l’observe l’historien de l’économie Olivier Feiertag, ce n’est qu’au début de l’année 1946 que la Commission du coût de l’occupation, présidée par Raoul Dautry, ancien ministre de l’Armement de 1940, propose une évaluation du poids économique de la guerre : 770 milliards de francs 1938.
Sur cette somme, 470 milliards concernent des destructions (ponts, usines, transports, les 2/3 de ces destructions ayant eu lieu lors des combats de la Libération) et 300 les prédations de l’occupant. D’une production déjà médiocre en 1938, portée par un appareil industriel en bout de course, posée à un indice 100, l’indice de l’année 1944 était de 38… Un double défi se pose donc pour reconstruire l’économie française : réparer et moderniser. Alors que le conflit se poursuit, les conditions de vie restent rudimentaires.
Dans une lettre à son épouse datée de septembre 1944, citée par l’historien Éric Roussel, Pierre Mendès France décrit ainsi la vie « extraordinaire » des Parisiens : « Pas d’électricité, pas de gaz, dans certains quartiers pas d’eau, pas de charbon, pas de métro, d’autobus, de taxis, d’essence. Pas de chauffage ni d’ascenseur nulle part, pas de cinéma ni de spectacles ni de trains. C’est vraiment extraordinaire, les gens prennent ça très bien. On ne travaille pas (les mines n’ont ni charbon, ni électricité, ni matière première). Le téléphone marche, c’est tout, alors les gens en usent largement. De même, les bicyclettes. Il y en a des milliers qui défilent dans les rues sans arrêt. » Hormis le marché noir, impossible à quantifier, l’inflation est alors de 27 % en 1944 et de 38 % en 1945.
Dans ce contexte où l’effort militaire absorbe encore l’essentiel de la richesse nationale, le gouvernement de Gaulle lance ses premières initiatives. Alors que la CGT appelle en octobre 1944 à la « bataille de la production », les Houillères du Nord font l’objet de la première nationalisation, en décembre 1944 (Renault suivra en janvier 1945). L’approvisionnement énergétique, essentiellement du charbon, est placé au cœur du redressement national.
Enfin, au terme d’une longue négociation menée par Jean Monnet et poursuivie par le général de Gaulle lors de son voyage aux États-Unis de juillet 1944, la France doit d’abord financer un plan d’urgence (plan A) à l’automne 1945 : le nombre de locomotives en état de marche passe en quelques mois de 2000 à 6000. Ensuite, elle bénéficie d’un prêt bail américain, signé le 28 février 1945, qui pour la première fois offre des crédits destinés à la reconstruction industrielle du pays et aux investissements d’avenir. Grâce à cette aide, malgré les difficultés, la vision propre à de Gaulle et à Jean Monnet, liant reconstruction et modernisation de l’appareil industriel, peut commencer à se déployer, dans la grande difficulté.
La signature de l’armistice, le 2 septembre 1945, met un terme à l’essentiel des versements. Les années de reconstruction seront dures pour les populations, particulièrement l’année 1947, marquée par le Plan Marshall. La carte de pain, supprimée dans l’euphorie de mai 1945, sera rétablie en décembre de la même année, pour durer jusqu’en décembre 1949.
Néanmoins, cette période montre la capacité du Gouvernement provisoire de la République française dirigé par de Gaulle à penser l’avenir au cœur du combat, et pose les bases du redressement économique progressif du pays.