Signe des temps : en septembre 2021, lors du Congrès mondial de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) à Marseille, le gouvernement français a présenté « la stratégie de préservation de la biodiversité du ministère des Armées”.
La ministre de l’époque, Florence Parly, avertissait : “Ayons bien conscience que l’épuisement des ressources naturelles, les sécheresses, les crues et la montée des eaux, l’érosion des coraux ne sont pas que des événements naturels, ou même seulement humains. Ce sont aussi des événements stratégiques. Ils redessinent les cartes. Ils créent de nouvelles tensions. Ils déplacent des populations, créent de nouvelles failles, de nouveaux conflits. Ils amplifient les menaces traditionnelles.”
LE CHANGEMENT CLIMATIQUE AMPLIFIE LES MENACES SUR LA SÉCURITÉ MONDIALE
Cette évolution du climat affecte le secteur de la défense dans plusieurs dimensions : au niveau stratégique ; sur les armées elles-mêmes, ainsi que leur matériel ; et enfin, dans la dimension aide humanitaire et secours aux sinistrés (HADR pour “Humanitarian Assistance and Disaster Relief”).
D’un point de vue stratégique, l’anthropocène (“l’âge de l’homme”’) “ne marque pas seulement un changement d’époque géologique, mais aussi un changement de rapports de puissance et de système politique”, relève le chercheur François Gemenne.
En multipliant la survenue d’événements météorologiques et en augmentant leur violence, le changement climatique opère une pression supplémentaire sur des zones déjà conflictuelles et exacerbe les tensions, en Afrique subsaharienne par exemple. Conséquence, ces zones se rapprochent d’un “seuil de rupture sociale”, comme le notaient les chercheurs Julia Tasse et François Gemenne, co-directeurs de l’Observatoire Défense et climat, lors du dernier “Lundi de l’IHEDN”.
Autre conséquence en Arctique, où la fonte des glaces excite la compétition économique internationale, autour des ressources minières et énergétiques notamment. “Depuis une quinzaine d’années, on observe l’essor des capacités militaires dans le secteur”, note Nicolas Regaud, conseiller climat du Major général des armées, dans le dossier que consacrait au sujet le magazine Esprit Défense à l’été 2022.
Sur les armées et leur matériel, on constate de plus en plus les effets du climat en opération extérieure, explique Nicolas Regaud : “En 2013, quand nous sommes arrivés au Sahel dans le cadre de l’opération Serval, des ordinateurs ont lâché sous l’effet de la chaleur, des semelles de chaussures se sont décollées. Dans certains pays, en particulier au Moyen-Orient, les tempêtes de poussière sont à la fois plus fréquentes et plus intenses. Le sable vous empêche de voir, complique votre progression et entraîne des effets majeurs sur les moteurs ou sur la santé.”
LE RÉCHAUFFEMENT DES MERS RALENTIT LES NAVIRES
Autre exemple, le réchauffement des eaux marines provoque une accumulation de micro-organismes sur les coques des navires, ce qui ralentit leur progression, augmente leur consommation d’énergie, et nécessite plus d’escales. Avec des bases militaires partout dans le monde, la France est donc sujette “à la palette complète des risques climatiques – montée des eaux, cyclones, incendies de forêt, vagues-submersion, chaleur extrême”, énumère Nicolas Regaud.
Elle n’est bien sûr pas la seule. Début 2019, le Pentagone a publié un rapport alarmant sur la vulnérabilité des bases américaines au changement climatique. En fonction de leur localisation, certaines sont submersibles, d’autres menacées de sécheresse extrême… En octobre 2018, l’ouragan Michael a ainsi dévasté la base aérienne de Tyndall, en Floride, causant des dégâts estimés à 4,7 milliards de dollars. En mars 2019, celle d’Offutt, dans le Nebraska, a été totalement paralysée par une crue du Mississippi.
Mais les régions les plus pauvres de la planète sont les plus concernées, avec au premier chef les Antilles, l’Indopacifique ou l’Afrique subsaharienne. Rien qu’en 2020, 30 millions de personnes ont dû se déplacer à la suite de catastrophes naturelles. Dans le bassin du Nil, l’accès à l’eau provoque de plus en plus de tensions entre populations et Etats (Soudan, Egypte et Ethiopie).
En la matière, le cas du lac Tchad est édifiant : à la frontière du Tchad, du Niger, du Nigeria et du Cameroun, il a perdu 90% de sa superficie en 60 ans, et pourrait disparaître d’ici 20 ans. Le groupe djihadiste Boko Haram, notamment, en profite pour s’étendre, provoquant jusqu’ici 2,3 millions de déplacés.
La dimension HADR des missions des armées est donc de plus en plus sollicitée. Par exemple, lorsqu’en mars 2019 le cyclone Idai a frappé le Mozambique, le Malawi et le Zimbabwe, la marine française a dépêché trois bâtiments pour contribuer à acheminer l’aide alimentaire et à évacuer les zones à risque : les frégates Lafayette et Nivôse, et le porte-hélicoptères Tonnerre. Cet événement, le plus violent depuis 20 ans en Afrique australe, a causé 1000 morts et 2 millions de sinistrés.
UNE TRANSFORMATION STRUCTURELLE ET DURABLE POUR LA DÉFENSE
En novembre 2021, au Forum de Paris sur la paix, les ministres de la Défense de 22 pays publient une déclaration conjointe “Changement climatique et forces armées”. Quatre autres Etats y ont adhéré depuis, et en France, cette déclaration s’est traduite par l’adoption au printemps 2022 de la stratégie “Climat et Défense” du ministère des Armées.
Elle s’articule autour de quatre axes :
- développer les connaissances et les capacités d’anticipation sur les enjeux stratégiques du changement climatique ;
- adapter l’outil de défense aux bouleversements prévisibles induits par le changement climatique ;
- poursuivre la contribution du ministère des Armées aux efforts collectifs en matière d’atténuation et de transition énergétique ;
- intensifier la dynamique de coopération sur les enjeux de défense en matière de changement climatique au sein du ministère, en interministériel et au niveau international.
Selon Nicolas Regaud, “le maître mot, c’est d’assurer la résilience des combattants, des infrastructures et des équipements pour être en mesure de conduire des opérations en tous lieux et toutes circonstances malgré un contexte environnemental de plus en plus contraignant. Cette nouvelle donne est valable aussi bien pour le « grand chaud » que pour le « grand froid ».”
Concrètement, les actions déjà engagées touchent différents domaines. Côté infrastructures, les émissions de gaz à effet de serre des armées françaises ont été réduites d’un tiers depuis 2010. Ceci s’accompagne d’une stratégie énergétique pour lutter contre la dépendance des armées aux énergies fossiles : outre l’électrification de la mobilité, la recherche et développement en biocarburants en est un axe majeur. Sept types de carburants de synthèse sont déjà certifiés (issus de résidus de bois, d’huiles végétales ou animales…)
DES OISEAUX MIGRATEURS MIS À CONTRIBUTION
La dimension “longue urgence” est aussi renforcée : la marine française est très impliquée dans la lutte contre la pêche illégale, et entretient un savoir-faire reconnu dans les interventions après des pollutions maritimes ou d’autres catastrophes environnementales.
Plus généralement, le savoir-faire des armées est un atout pour opérer leur changement structurel, et leur donne une grande capacité d’innovation. On le constate dans le développement de technologies bas-carbones et dans l’éco-conception des équipements, notamment.
C’est le cas avec le concept d’”éco-camp”. En opération extérieure (OPEX), la mise en place d’un soutien pétrolier spécifique exige une manœuvre logistique de grande ampleur, facteur de vulnérabilité face aux actions de l’adversaire. Avec des équipements et systèmes de plus en plus gourmands en énergie, l’enjeu est de maîtriser le recours aux énergies fossiles, en réduisant donc l’empreinte carbone. Dans cet objectif, le Service d’infrastructure de la Défense élabore un modèle d’éco-camp capable de réduire de 40% les consommations d’ici à 2030, tout en renforçant l’autonomie en énergie et en eau. Ce dispositif sera expérimenté dès cette année en OPEX.
En Indopacifique, où la hausse du niveau de la mer y est quatre fois plus rapide qu’ailleurs (et où l’impact sécuritaire du changement climatique est la priorité stratégique n°1 de la France), l’armée bénéficie aussi de recherches scientifiques impliquant… des oiseaux. Le programme Kivi Kuaka, en Polynésie française, consiste à baguer des volatiles migrateurs afin d’observer leur comportement à l’approche d’événements climatiques comme les cyclones et les tsunamis. A terme, ce programme pourrait contribuer à une meilleure préparation des forces armées face à ces catastrophes, et donc à une meilleure protection des populations.