Dans le Sud-Est de la France, de nombreuses cérémonies se tiennent en ce moment pour célébrer différents combats de la campagne victorieuse des Alpes. Hier comme aujourd’hui, les grands principes de la guerre en montagne s’appliquent, même si les dernières technologies prennent leur rôle sur le terrain.
Dès l’Antiquité, plusieurs campagnes livrées en terrain montagneux impriment l’Histoire de leur marque. La bataille des Thermopyles, en 480 avant notre ère, délivre une première leçon : l’importance, encore plus cruciale que pour d’autres types de théâtres, de la connaissance du terrain. S’ils finissent par remporter la bataille, les envahisseurs perses du grand roi Xerxès Ier essuient des pertes importantes face à des Grecs dix fois inférieurs en nombre, qui connaissent mieux cet étroit défilé entre la mer et de hautes collines.
Cette nécessité de connaissance du terrain et la difficulté du milieu montagneux étaient déjà soulignées dans le premier traité stratégique connu, le célèbre « Art de la guerre » du général chinois Sun Tzu, écrit au VIe siècle avant J.-C..
HANNIBAL ET BONAPARTE, DEUX FRANCHISSEMENTS MYTHIQUES DES ALPES
Deux franchissements mythiques des Alpes montrent l’importance de la préparation logistique. Par le général carthaginois Hannibal Barca d’abord, pendant l’hiver 218 avant notre ère. Son adversaire romain Scipion se trouvant plus au sud, près de l’embouchure du Rhône, Hannibal franchit en une quinzaine de jours la chaîne montagneuse avec environ 100 000 hommes et des éléphants, dûment équipés en vêtements chauds et vivres fournis par des tribus gauloises alliées.
Après le roi Charles VIII en 1494, Napoléon Bonaparte, alors Premier consul, est le deuxième chef d’État français à franchir les Alpes, en mai 1800, à la tête de 40 000 hommes. Cette épopée, objet d’un célèbre tableau de propagande montrant le futur empereur sur un cheval cabré, a été minutieusement préparée par Bonaparte – qui chevauchait en fait un mulet, animal plus à l’aise à 2000 mètres d’altitude.
Napoléon avait lu, lors de ses études à l’École militaire au milieu des années 1780, les « Principes de la guerre de montagnes » du lieutenant-général Pierre-Joseph de Bourcet, publiés en 1775. Né dans un village alpin, Bourcet a mené plusieurs campagnes en montagne et passé des années à dresser la première cartographie militaire des Alpes. Sa méthode débute ainsi : par l’analyse du terrain. Dans ce livre dont certaines notions sont toujours enseignées aujourd’hui, Bourcet théorise positions et ordres de marche, et propose même une campagne fictive, ancêtre des wargames contemporains.
« PARMI LES PLUS DIFFICILES DES OPÉRATIONS MILITAIRES »
Les grands stratégistes suivants, comme Clausewitz ou Jomini, écriront aussi longuement sur la guerre en montagne. Étudiant à son tour le combat dans les Alpes, le général autrichien du XIXe siècle Franz Kuhn von Kuhnenfeld estime que « l’attaque et la défense d’un pays de montagnes doivent être classées parmi les plus difficiles des opérations militaires ».
En France, l’ouvrage le plus récent sur la question est « Guerre en montagne » (Éditions Economica, 2020), des généraux Hervé de Courrèges, Pierre-Joseph Givre et Nicolas Le Nen. Ils y détaillent six principes tactiques de la guerre dans ce milieu, qui montrent à la fois l’engagement physique et moral nécessaire et les risques et avantages de la verticalité :
- La préparation aux conditions de l’engagement : aguerrir les corps et former les esprits pour vaincre le milieu
- L’ubiquité : sidérer l’ennemi par une menace tous azimuts
- L’opportunisme : provoquer des opportunités dans un milieu révélateur
- La domination du champ de bataille : qui tient les hauts exploite par les bas… qui ne tient pas les bas perd les hauts
- La complémentarité des feux : dresser contre l’ennemi une matrice de feux
- Le siège de l’ennemi : mener la guerre contre les voies de communication de l’ennemi.
« La montagne est autant l’alliée des forts qu’elle est l’ennemie des faibles », souligne le général de Courrèges, formé notamment à l’École militaire de haute montagne de Chamonix, ancien chef de corps du 4e régiment de chasseurs de Gap (Hautes-Alpes) et ancien commandant de la 27e brigade d’infanterie de montagne.
LA « TYRANNIE » ÉGALISATRICE DU MILIEU MONTAGNEUX
L’actuel directeur de l’IHEDN ajoute que « quels que soient leur nature, leur niveau technologique et leurs modes d’action, les forces armées engagées en terrain montagneux subissent immanquablement la « tyrannie » égalisatrice d’un milieu aux spécificités immuables ». Mais en appliquant les six principes cités plus haut, la montagne « devient au contraire un allié, véritable démultiplicateur d’efficacité ».
Deux combats de la campagne des Alpes livrés il y a tout juste 80 ans montrent bien cela : ceux du Roc Noir et du Roc de Belleface. Le 27 mars 1945, les soldats du 13e bataillon de chasseurs alpins (13e BCA) doivent reprendre à l’ennemi germano-italien les fortifications du Roc Noir, culminant à 2342 mètres d’altitude. Ils lancent l’offensive malgré le brouillard, après une préparation d’artillerie. Autour du roc, une compagnie s’élance au corps à corps dans les tranchées adverses, pendant qu’un détachement fait diversion en gravissant une montagne proche. La victoire est obtenue après une semaine de combats acharnés.
Les combats du Roc de Belleface, livrés une semaine plus tard dans cette même vallée de la Tarentaise, sont emblématiques pour un autre bataillon de chasseurs alpins, le 7e BCA. Haute de 2857 mètres, cette montagne est indispensable pour bien observer le dispositif ennemi dans le secteur. Une première section d’éclaireurs skieurs contourne d’abord le roc par le nord avant de gravir sa pente glacée à 45°. Pendant ce temps, une section de combat lance l’assaut côté sud-est. La prise quasi simultanée de ces deux monts permet de libérer le col du Petit-Saint-Bernard, voie de communication majeure, et donc une grande partie de la Savoie, au prix de 90 morts français[1].
QUAND LES TEMPÉRATURES TUENT PLUS DE SOLDATS QUE LES COMBATS
En montagne, une mauvaise préparation des troupes et une méconnaissance du terrain peuvent avoir des effets désastreux. Lors de la bataille du réservoir de Chosin, livrée en novembre-décembre 1950 dans une région montagneuse pendant la guerre de Corée, les températures glaciales ont causé au moins autant de pertes hors combat que les affrontements directs. Pendant 17 jours, quelque 30 000 soldats de l’ONU (américains, britanniques et sud-coréens) résistent face à environ 120 000 adversaires de la Chine communiste qui les encerclent. La plupart des troupes onusiennes réussissent à s’enfuir, mais de 40 000 à 60 000 soldats selon les estimations, aux trois quarts chinois, sont blessés ou morts de froid, alors que les combats ont fait de 8000 à 20 000 morts, et 20 000 blessés.
Contrairement aux principes de la guerre en plaine, ceux de la guerre en montagne ont peu évolué depuis le milieu du XVIIIe siècle, qui a vu l’apparition d’armes à feu performantes. « C’est avant tout parce qu’ils résultent des contraintes du milieu », explique le général de Courrèges. « Certes, les progrès technologiques dans les domaines de l’armement, des communications, du renseignement ou des transports tactiques rendent plus aisées les manœuvres en montagne. »
On l’a constaté en 2020 pendant la seconde guerre du Haut-Karabagh, où les drones de l’armée azerbaïdjanaise lui ont permis d’affaiblir fortement la défense antiaérienne arménienne, malgré les reliefs de la chaîne de Mourovdag. Mais à l’heure actuelle, ces progrès « n’ont pas pour autant transformé fondamentalement les principes de la guerre en montagne », conclut le général de Courrèges.
[1] Les combats du Roc Noir et ceux du Roc de Belleface sont évoqués par le site Mémoire des Alpins et, à l’occasion des commémorations de leur 80e anniversaire, dans la revue « Soldats de Montagne » de la Fédération des soldats de montagne, n°23, hiver 2025.
Pour en savoir plus
Général Hervé de Courrèges, général Pierre-Joseph Givre, général Nicolas Le Nen : « Guerre en montagne », 3e édition, Economica, 2020
Crédit : ©Jeremy BESSAT/armée de Terre/Défense