Guerre en Ukraine : le partage inégal de l’aide militaire

Alors que le conflit entame aujourd’hui sa 4e année, le soutien accordé à l’Ukraine par ses alliés suscite régulièrement la controverse. Le politiste canadien Justin Massié a fait le point sur sa répartition et ses évolutions possibles lors d’une éclairante conférence organisée par l’IRSEM.
Des gens se tiennent parmi des drapeaux américains, britanniques, danois et ukrainiens devant un mémorial de fortune dédié aux militaires ukrainiens et aux volontaires internationaux tués au combat contre les troupes russes, sur la place de l'Indépendance à Kiev le 5 février 2025.

Des gens se tiennent parmi des drapeaux américains, britanniques, danois et ukrainiens devant un mémorial de fortune dédié aux militaires ukrainiens et aux volontaires internationaux tués au combat contre les troupes russes, sur la place de l’Indépendance à Kiev le 5 février 2025 – GENYA SAVILOV / AFP 

Le 30 janvier, l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) proposait une conférence-débat au titre sans ambiguïté : « Le partage inégal du fardeau de la paix en Ukraine ». Organisé par la directrice du domaine « Europe, espace transatlantique, Russie », Maud Quessard, l’événement mettait à l’honneur le chercheur canadien Justin Massié, professeur titulaire et directeur du département de science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), et par ailleurs codirecteur du Réseau d’analyse stratégique et de la plateforme Le Rubicon.

Cette question du soutien accordé à l’Ukraine par ses alliés suscite régulièrement la controverse, notamment par les déclarations du président américain Donald Trump. Selon un think tank allemand, l’Institut de Kiel pour l’économie mondiale, 267 milliards d’euros d’aide ont été alloués à l’Ukraine depuis le 24 février 2022, dont 130 milliards d’aide militaire et 118 milliards d’aide financière. « L’Europe dans son ensemble a clairement dépassé les États-Unis en termes d’aide à l’Ukraine », note cet institut, comptabilisant 114 milliards d’euros pour les États-Unis et 132 pour l’Europe, en ajoutant le Royaume-Uni, la Suisse, la Norvège et l’Islande aux membres de l’Union européenne.

LES PUISSANCES MAJEURES NE PORTENT PAS LE PLUS GRAND POIDS RELATIF

Pour Justin Massié, plusieurs constats s’imposent, et d’abord que « le partage du fardeau est inégal dans le temps et dans l’espace » :

  • Les puissances majeures ne portent pas le plus grand poids relatif
  • Plusieurs typologies d’aidants apparaissent : les free riders (Italie, Espagne, Canada, Turquie), les alliés fiables (Estonie, Royaume-Uni), les alliés de moins en moins fiables (États-Unis, Pologne), et les alliés de plus en plus fiables (Allemagne, France, Finlande).

Il est parvenu à ces constats en étudiant les efforts des différents pays depuis février 2022. En pourcentage de leur PIB, les principaux contributeurs en 2022-23 étaient l’Estonie (0,91%) et la Lettonie (0,81%).

En 2023-24, il s’agissait du Danemark (2,3%), de l’Estonie (1,67%) et de la Suède (1,46%). Sur la même période, certains pays ont consenti à une « augmentation considérable » de leur soutien : la Finlande (de 0,09% à 0,71%), l’Allemagne (de 0,08% à 0,39%) et la France (de 0,04% à 0,16%).

Au même moment, le Royaume-Uni (0,17%) et le Canada (0,08%) se montraient constants, alors que la Turquie (de 0,01% à 0%) et l’Italie (de 0,05% à 0,01%) étaient, eux, « constamment faibles ». Et deux États décidaient d’une « diminution considérable » : les États-Unis (de 0,2% à 0,09%) et la Pologne (de 0,4% à 0,07%).

Au moment où ce conflit entre dans sa 4année, Justin Massié entrevoit trois scénarii possibles pour l’évolution de cette aide à l’Ukraine.

Le premier serait du type « Minsk III », en référence au sommet international Minsk II de 2015 ayant abouti à un cessez-le-feu pendant la guerre du Donbass : un « cessez-le-feu fragile » qui aboutirait à « la partition, la neutralité et la démilitarisation de l’Ukraine et à la reconstitution des forces russes ». Ce scénario serait poussé par Trump pour qui « aucun accord ne serait pire que la situation actuelle », et nécessiterait que le président ukrainien Volodymyr Zelensky « accepte la capitulation ».

TROIS SCÉNARII POSSIBLES : CESSEZ-LE-FEU, « MODÈLE CORÉEN » OU STATU QUO ?

Marquant donc un « refus de partager le fardeau », ce premier scénario se traduirait par un arrêt de l’aide américaine et européenne, un besoin d’accroître la défense de son flanc oriental par l’Europe, et le maintien ou la réduction de la présence militaire américaine sur le continent (100 000 soldats actuellement). Justin Massié juge ce scénario « peu probable à court terme ».

Le deuxième scénario marquerait au contraire un « partage du fardeau rehaussé » : il s’agirait d’un gel du conflit selon le « modèle coréen », avec :

  • Une dissuasion mutuelle rendue possible par des garanties de sécurité et des armes étrangères dans une Ukraine tournée vers une économie de guerre ;
  • Une aide accrue substantiellement pour forcer Vladimir Poutine à faire des concessions,
  • Des forces occidentales présentes en Ukraine
  • Poutine acceptant son échec.

« Ce scénario est tout aussi peu probable à court terme, car Poutine ne fait pour l’instant pas de concessions », commente Justin Massié.

Ces deux premiers scénarios étant « les pires », le plus probable est le troisième, celui du « statu quo » : « La Russie croit encore à une victoire, l’Ukraine refuse de déposer les armes, et Trump accepte de rompre sa promesse. »

Dans ce cas, la guerre se poursuivrait selon le « partage du fardeau actuel », qui se traduit par un « soutien américain incertain » mais un « soutien européen dans la durée ». À l’encontre de cette dernière hypothèse, Justin Massié note cependant que « Trump est narcissique et veut son prix Nobel de la paix ».

Constatant qu’il faudrait « plusieurs milliards de dollars pour compenser un éventuel retrait de l’aide américaine », Justin Massié rappelle qu’il est « beaucoup plus difficile de donner les troupes nécessaires que l’argent nécessaire », notamment en raison de la « réduction drastique des forces en Europe depuis les années 1990, à l’exception de la Pologne et des pays baltes » :

« Pour avoir des capacités opérationnelles demain, il faut avoir investi il y a 5 ou 10 ans. »

LE RÔLE CLÉ DE LA PERCEPTION DES MENACES

Pierre Haroche, professeur associé de politique européenne et internationale à l’École européenne des sciences politiques et sociales (ESPOL) de l’université catholique de Lille, invité comme discutant de cette conférence-débat, s’interroge sur le rôle de l’Europe dans les négociations :

« Poutine veut décider de l’avenir de l’Europe sans les Européens, et dans une certaine mesure, Trump aussi. S’ils veulent être entendus, les Européens doivent proposer quelque chose. »

Il note aussi qu’« en plus des coûts financiers ou en armement, il faut s’interroger sur les coûts en matière de sécurité : une Ukraine neutre, c’est une structuration différente de notre flanc Est, avec un dispositif affaibli ».

En conclusion, Justin Massié remarque que « la géographie s’impose » parmi les principaux déterminants » de l’aide à l’Ukraine, qui mobilise plus les pays du flanc Est de l’Europe. Autre déterminant majeur, la perception des menaces (par les opinions publiques en particulier), perception qui est « clé » :

« Cela appelle à mieux communiquer la menace pour infléchir sur les perceptions et les capacités. »

Des gens se tiennent parmi des drapeaux américains, britanniques, danois et ukrainiens devant un mémorial de fortune dédié aux militaires ukrainiens et aux volontaires internationaux tués au combat contre les troupes russes, sur la place de l’Indépendance à Kiev le 5 février 2025 – GENYA SAVILOV / AFP