Chercheuse au Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI), Héloïse Fayet est responsable du programme de recherche Dissuasion et prolifération. Ses travaux portent principalement sur les questions nucléaires : doctrines des États dotés, prolifération au Moyen-Orient et en Asie du Nord-Est, impact des nouvelles technologies sur la dissuasion. Elle travaille également sur les forces armées au Moyen-Orient, la politique du renseignement en France, et la prospective stratégique. Elle intervient régulièrement pour des formations, notamment à Sciences Po Paris, à l’École normale supérieure et à l’IHEDN.
Héloïse Fayet a auparavant passé plusieurs années au ministère des Armées en tant qu’analyste spécialiste du Moyen-Orient. Elle est diplômée de Sciences Po Paris (bachelor puis double master en sécurité internationale et journalisme), cursus complété par plusieurs séjours universitaires au Proche-Orient.
COMMENT DÉFINIR LE CONCEPT DE DISSUASION NUCLÉAIRE ?
La dissuasion est apparue en même temps que les conflits armés : il s’agit en effet de convaincre votre adversaire que le coût de son action est supérieur aux bénéfices qu’il va en retirer, et donc qu’il est profitable pour lui de ne pas agir. Cela peut se faire par la menace d’une punition s’il effectue quand même son action, ou en compliquant l’action elle-même, par exemple en protégeant le territoire à conquérir.
La dissuasion nucléaire est spécifique en cela qu’elle est totale, voire « absolue » comme disait le théoricien américain Bernard Brodie. En effet, si un adversaire peut être tenté par une action offensive s’il n’est menacé que par une riposte conventionnelle, aussi importante soit-elle, il est censé être entièrement dissuadé par la perspective d’une riposte nucléaire du fait des conséquences dramatiques, inimaginables, de ces représailles. Ainsi, même si la dissuasion nucléaire n’est pas le seul facteur explicatif, il n’y a pas eu de conflits ouverts de haute intensité entre grandes puissances nucléaires depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, car aucun pays n’est prêt à risquer sa destruction dans une riposte nucléaire à la suite d’une première attaque, conventionnelle ou non.
Cependant, pour qu’elle soit efficace, cette dissuasion doit être crédible, ce qui est complexe étant donné qu’elle ne peut être utilisée dans des conditions réelles, au contraire d’armes conventionnelles. Des activités de signalement stratégique sont donc conduites par les États dotés, tels que des exercices simulant l’emploi d’une arme, des tirs de qualification de nouveaux missiles, et une rhétorique plus ou moins agressive.
QUELLES SONT LES SPÉCIFICITÉS DE LA DISSUASION NUCLÉAIRE « À LA FRANÇAISE » ?
Si la dissuasion française n’est officiellement pas dirigée contre un adversaire spécifique, elle se qualifie tout de même comme une dissuasion du « faible au fort », capable de dissuader même un État dont l’arsenal serait largement supérieur au sien. Aujourd’hui, la France compte environ 290 têtes nucléaires stratégiques délivrées soit à l’aide de missiles de croisière emportés par des chasseurs (composante aéroportée), soit par des missiles balistiques tirés depuis des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.
En comparaison, les États-Unis et la Russie disposent de près de 1 600 têtes nucléaires stratégiques déployées chacun, un chiffre limité par le traité New START qui expire en 2026. Les arsenaux des autres États dotés sont plus petits : environ 420 pour la Chine (en nette croissance) et 230 pour le Royaume-Uni.
Le concept français est lié à celui de « stricte suffisance » : la France possède de quoi infliger des dégâts équivalents à la « valeur France », afin de rendre le coût d’une attaque contre les intérêts vitaux français supérieurs aux bénéfices qu’un adversaire pourrait trouver dans cette attaque. Jusqu’à la fin de la guerre froide, ces dégâts étaient mesurés en morts dans la population ennemie : il fallait par exemple être capable de détruire 15 à 20 millions de Soviétiques. Cette logique macabre sous-tend encore les stratégies nucléaires, bien qu’aujourd’hui le ciblage soit officiellement dirigé vers les centres de pouvoir et de gravité de l’adversaire.
De plus, la doctrine française refuse la possibilité d’une guerre nucléaire limitée et donc du nucléaire tactique, tant les conséquences seraient dramatiques pour le territoire européen.
Ces spécificités en termes de doctrine et de stratégie sont à l’origine de l’indépendance de la dissuasion française et d’une souveraineté politique et industrielle, qui persiste encore aujourd’hui.
LA FRANCE EST LA SEULE PUISSANCE DE L’UNION EUROPÉENNE « DOTÉE ». EN CAS D’ISOLATIONNISME AMÉRICAIN, POURRAIT-ELLE PARTAGER SA DISSUASION AVEC LES AUTRES MEMBRES ?
Les États-Unis ont déjà connu plusieurs périodes de repli sans que cela ne remette en cause la dissuasion élargie dont ils font profiter leurs alliés de l’OTAN mais aussi leurs partenaires en Asie (Japon, Corée du Sud, Australie). Cette dissuasion, qui passe par le déploiement de bombes nucléaires américaines dans certains pays de l’OTAN mais aussi de forces conventionnelles, est au cœur de l’Alliance atlantique et de la relation transatlantique et il paraît peu probable qu’elle soit remise en cause, même par un second mandat de Donald Trump.
Cependant, il est nécessaire de se préparer à toutes les éventualités, et la dissuasion nucléaire française a clairement un rôle à jouer dans la défense de l’Europe. Cette dimension européenne de la dissuasion française est sous-entendue dès le Livre blanc de 1972, mais a clairement été exprimée par le président Macron dans son discours sur la stratégie de défense et de dissuasion en février 2020, puis au cours d’autres interventions par la suite. Il encourage notamment les pays européens à s’intéresser à la dissuasion nucléaire française et à clairement mentionner leurs besoins et idées en la matière. Force est de constater que, pour le moment, cette offre n’a pas réellement rencontré son public : les pays européens, surtout ceux qui sont membres de l’OTAN, restent profondément attachés à la dissuasion nucléaire américaine, qu’ils considèrent comme la seule crédible.
Un certain degré d’ambiguïté est évidemment nécessaire dans la politique déclaratoire française : le discours présidentiel se limite ainsi à déclarer que les « intérêts vitaux de la France ont une dimension européenne ». Cependant, il ne s’agit pas d’un engagement concret et compréhensible par les Alliés, ce qui nuit à leur attrait pour la stratégie européenne de la dissuasion française.
Si la France veut jouer un rôle plus important dans la défense de l’Europe grâce à sa dissuasion, alors des engagements politiques et stratégiques plus fermes doivent être pris.