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Les batailles diplomatiques de l’Ukraine dans un monde « multi-aligné »

Alors que le président Volodymyr Zelensky multiplie les déplacements à l’étranger pour renforcer le soutien international à l’effort de guerre de son pays, un colloque à l’École Militaire s’est penché sur le délicat ballet diplomatique que mène l'Ukraine depuis 2022, et sur les réponses de différents États.

Le 8 décembre, le think-tank Eastern Circles et l’IHEDN organisaient à l’École Militaire une journée  en partenariat avec Diplomatie Magazine sur les quatre fronts de la guerre en Ukraine : informationnel, économique, militaire et diplomatique. Pour cette dernière table ronde, des spécialistes internationaux de l’Ukraine, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique ont livré leurs analyses qui décrivent, derrière les prises de position occidentales assez connues sous nos latitudes, un monde de plus en plus « multi-aligné ».

Animée par le consultant en sécurité canadien Yan St-Pierre, la rencontre a rassemblé les chercheuses Swasti Rao, de l’Institute for Defence Studies and Analyses Manohar Parikkar de New Delhi (Inde), Niagalé Bagayoko, directrice de l’African Security Sector Network (ASSN), et Velina Tchakarova, directrice du think-tank FACE basé à Vienne (Autriche) et spécialiste de la Chine, ainsi que le chercheur Hennadiy Maksak, directeur du think-tank Ukrainian Prism basé à Kyiv (Ukraine).

La position indienne dans le conflit mal comprise en occident

Pour Swasti Rao, la guerre en Ukraine est arrivée au moment où l’Inde était « au pic de son moment mondial intersectionnel » : présidence de l’Organisation de coopération de Shanghai, du G20, réussite d’une mission vers la Lune, augmentation sans précédent de ses liens technologiques et de défense avec l’Occident… « mais dans le même temps, l’Inde a poursuivi son engagement avec la Russie, et va continuer dans cette voie ». La chercheuse se pose une question : « Vivons-nous ce moment mondial intersectionnel en raison de notre neutralité dans la guerre russo-ukrainienne, ou malgré cette neutralité ? »

« Initialement, la position indienne dans cette guerre a été moins comprise en Occident », relève-t-elle, « mais cette compréhension a évolué » au regard du souci d’autonomie stratégique de l’Inde et de sa nécessité de répondre à la crise des « 3 F » qu’elle traverse : fuel, food and fertilisers (carburant, nourriture et engrais). C’est cette crise qui la conduit à continuer d’acheter du pétrole à la Russie.

Son autonomie stratégique, l’Inde la réalise à travers son « multi-alignement ». « Il est de nos jours complètement différent de ce qu’il était pendant la Guerre froide : alors plutôt passif, il est aujourd’hui vraiment très actif. » Selon elle, l’Inde est en train de « recalibrer » sa stratégie russe, puisque la Russie « se fait bousculer par la Chine », avec laquelle l’Inde a plusieurs contentieux, frontaliers notamment. « L’Inde aura besoin de beaucoup de stabilité dans l’ordre mondial pour poursuivre son succès économique, et c’est précisément pour cette raison qu’elle s’aligne tellement avec l’Occident dès qu’il s’agit d’Indopacifique. »

LA russie veut-elle dÉtruire l'ordre sécuritaire européen ?

Velina Tchakarova analyse « le calcul russe » à la fois dans le contexte de la relation bilatérale Russie-Chine et dans celui de la relation multilatérale de la Russie avec le « Sud global ». « Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce calcul ne vise pas seulement l’objectif premier de soumission de l’Ukraine, mais aussi deux autres objectifs tout aussi importants. »

L’un est « la destruction de l’ordre sécuritaire européen tel que nous le connaissons depuis 30 ans ». L’autre objectif supplémentaire, le plus important, ne va pas sans la Chine : « Obtenir la pole-position dans la compétition systémique qui émerge entre la Chine et les États-Unis ». « Pour moi », poursuit Velina Tchakarova, « le 24 février 2022 a aussi marqué le début de la guerre froide entre les États-Unis d’un côté, et le dragon-ours de l’autre, autrement dit le mode opératoire Chine-Russie qui ne nécessite pas d’entrer dans une quelconque alliance militaire ou stratégique au sens occidental. »

« La Russie se voit comme un « game changer » », ajoute-t-elle, « et c’est pour cela qu’elle parie sur un soutien continu de la Chine à long terme. » Cette dernière a besoin de la Russie pour quatre raisons, selon la chercheuse : un débouché pour ses marchandises ; pour sa technologie dans le cadre de la quatrième révolution industrielle ; la diplomatie, avec ce souci commun d’imposer de nouvelles règles du jeu ; et, dans la pratique, les nouvelles alliances que ces partenaires forgent.

Concernant l’Afrique, pour Niagalé Bagayoko, la guerre en Ukraine a rendu visible un phénomène qui se développe depuis « au moins une décennie, si ce n’est 20 ans : le fait que la plupart des pays africains ont diversifié leurs partenariats ». Pourquoi ? Principale raison, « les pays européens amis, les partenaires multilatéraux comme l’Union européenne et l’ONU, mais aussi les organisations multilatérales africaines, ont complètement échoué à faire face au type d’insécurité auquel sont confrontées certaines régions, particulièrement le Sahel ».  

Le système issu de la guerre froide totalement contesté

Le Congo, le Soudan montrent la même chose : « Tout le système défini à la fin de la Guerre froide pour prévenir, gérer et résoudre les conflits a été totalement contesté. C’est dans ce contexte qu’on assiste à la réémergence de la Russie, puisqu’il s’agit d’une réémergence. » En conséquence, quand ils ont dû se positionner par rapport à la guerre en Ukraine, « la plupart des États africains ont clairement affiché qu’ils sont prêts à développer des relations avec les pouvoirs qui partagent des intérêts avec eux ». En Afrique aussi, la tendance est donc au « multi-alignement ».

Hennadiy Maksak est chercheur mais, comme l’a souligné l’animateur du débat Yan St-Pierre, il est aussi très actif dans la promotion de la politique étrangère ukrainienne. « Désormais, notre diplomatie est comme en train de jouer aux échecs sur plusieurs plateaux à la fois », décrit-il.

Ces échiquiers sont nombreux, et l’Ukrainien les a détaillés un par un. Le premier est le niveau des organisations internationales : « Nous nous efforçons de forger des coalitions au sein de l’Assemblée générale des Nations unies afin qu’elle adopte des résolutions contraignantes et non-contraignantes, en indiquant où se passe l’agression russe et quelles en sont les conséquences. » Ces efforts ne visent pas seulement les alliés occidentaux de l’Ukraine, mais aussi « nos partenaires en Asie, en Afrique et en Amérique latine ».

Autre échiquier, celui des sanctions, « puisqu’il est aussi important de priver la Russie des ressources qui nourrissent sa guerre d’agression ». « Le processus est mitigé », reconnaît Hennadiy Maksak, mais en comparaison avec la période 2014-2021, les progrès sont importants : « Nous avons désormais 11 paquets de sanctions et nous sommes en train d’en négocier un douzième. » Point suivant, « nos diplomates s’efforcent de sécuriser les livraisons d’armes. Là aussi, les développements sont positifs, avec la coalition 50+ qui est beaucoup plus large que l’UE et les États-Unis. »

3 à 5 mds $ par mois pour maintenir l'économie ukrainienne à flot

L’échiquier financier est aussi crucial : « Nous sommes incapables de maintenir notre économie sur les rails sans le soutien de partenaires extérieurs », reconnaît franchement le chercheur ukrainien. « Le chiffre fluctue, mais il faut compter entre 3 et 5 milliards de dollars par mois rien que pour maintenir à flot notre système social, car tout l’argent que nous générons en Ukraine, nous le consacrons à des objectifs militaires pour nous défendre. »

Parmi les autres échiquiers, Hennadiy Maksak évoque la dimension judiciaire avec le projet de mise en place d’un Tribunal spécial sur l’agression et les crimes de guerre russes ; la reconstruction du pays, de ses écoles ou hôpitaux qui pourrait s’opérer grâce à des fonds russes gelés. Il souligne aussi l’importance de l’architecture de sécurité, notamment « l’intégration euro-atlantique ».

L’Ukraine joue aussi du « multi-alignement » de ses interlocuteurs : « Quand nous parlons avec différents partenaires, nous pouvons les inclure dans différentes coalitions. Par exemple, la coalition « Grain for Ukraine » compte 38 partenaires ; s’il s’agit du groupe de Ramstein (NDLR : pour les questions d’armement), c’est le 50+ ; pour les travaux sur la paix, la dernière réunion, à Malte, a rassemblé plus de 80 pays. »

En fonction des besoins, l’Ukraine sollicite donc différents partenaires dans différentes coalitions. « C’est l’approche que nous avons adoptée pour cette deuxième année de guerre », résume Hennadiy Maksak.

Retrouvez l’intégralité de la table ronde « Diplomatic wars, or how to win new and preserve old allies » sur la chaîne YouTube de l’Académie de défense de l’École Militaire