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Paris, nid d’espions depuis des siècles

La capitale française a toujours été un terrain de choix pour les services de renseignement. Retour, à travers l’Histoire, sur quelques actions emblématiques effectuées sur les bords de Seine par des espions français ou étrangers.
Paris, nid d’espions depuis des siècles

Le deuxième des quatre cercles du périmètre de la défense nationale concerne précisément cette dernière, qui cherche à se prémunir des intentions hostiles et à visée politique des acteurs. Cette semaine, Athéna a choisi de l’illustrer en revenant sur des histoires vraies d’espionnage survenues à Paris.

XVIIIÈME SIÈCLE : LE « SECRET DU ROI » OU LA DIPLOMATIE PARALLÈLE DE LOUIS XV

Selon les spécialistes, c’est à partir de 1746 que la France est entrée dans l’ère du renseignement moderne. Cette année-là, le roi Louis XV décide de créer une entité que l’Histoire retiendra sous le nom de « Secret du roi », le « premier service secret bureaucratique en France », comme le qualifie l’historien allemand Wolfgang Krieger.

Le monarque prend cette décision pour une raison : officiellement allié à la Pologne dans la guerre de Succession d’Autriche (1740-48), il ne peut s’impliquer dans les intrigues visant à placer le roi de son choix sur le trône de Varsovie, monarchie élective. Plus largement, le Secret du roi entend imprimer la marque française en Europe orientale, dans le grand jeu entre la Prusse, la Grande-Bretagne, la Russie et l’Autriche, dans un contexte bientôt marqué par la guerre de Sept Ans (1756-63).

En parallèle de la diplomatie officielle qu’il mène avec ses ministres, Louis XV charge donc, sous sa supervision directe et avec ses finances personnelles, quelques hommes de confiance de mener des missions de renseignement et de diplomatie plus « souples ». « Le renseignement est ainsi explicitement une affaire du souverain, pas de l’administration », commente l’historien Olivier Brun dans son « Dictionnaire du Renseignement »[1]. « Ce faisant, le roi, qui montre une véritable inclination pour le secret, met ses ministres sous contrôle. »

Pendant presque trente ans, jusqu’à sa dissolution par Louis XVI dès son accession au trône en 1774, le Secret du roi agira dans l’ombre, sous l’égide d’abord du « prince du sang » Louis-François de Bourbon-Conti (lui-même candidat — malheureux — au trône de Pologne), puis du diplomate Jean-Pierre Tercier, et enfin du comte de Broglie.

Une trentaine d’agents secrets ont servi sous leurs ordres, parmi lesquels le dramaturge et aventurier Beaumarchais, le futur ministre des Affaires étrangères Vergennes, et le plus haut en couleurs, le célèbre chevalier d’Éon, qui aimait se travestir en femme et a favorisé l’adhésion russe au camp français dans la guerre de Sept Ans. L’écrivain Gilles Perrault a romancé cette histoire dans son passionnant « Le Secret du Roi »[2].

PREMIÈRE GUERRE MONDIALE : MATA HARI, DANSEUSE DEVENUE ESPIONNE DE LÉGENDE

Difficile de connaitre une existence plus romanesque… et tragique : tour à tour femme d’officier à Java, « cocotte » (statut intermédiaire entre la courtisane et la prostituée) dans le Paris de la Belle Époque, écuyère de cirque, danseuse exotique puis espionne, pour finir fusillée… Tel fut le destin de Margaretha Geertruida Zelle, née en Hollande en 1876, exécutée dans les fossés du fort de Vincennes en 1917, et passée à la postérité sous le nom de Mata Hari.

Grande et belle, de type « oriental » avec sa peau bronzée et sa chevelure brune, celle qu’on surnomme d’abord « Grietje » fait tôt chavirer le cœur des hommes : avant même ses 18 ans, une relation avec le directeur de son école d’institutrices leur vaut à tous deux d’être renvoyés. Après un mariage malheureux et le mystérieux empoisonnement de ses deux enfants (sa fille survivra), elle s’installe au début du siècle à Paris, où elle vit de sa sensualité, entretenue par ses riches amants.

Quand éclate le premier conflit mondial, en 1914, elle est célèbre comme « danseuse hindoue » sous le nom de Mata Hari (« œil du jour » en malais), mais son succès est derrière elle. Elle qui s’est produite à l’Olympia et dans l’Europe entière, multipliant les aventures et s’inventant un passé aussi intrigant que prestigieux, croule désormais sous les dettes. Installée à La Haye, la capitale hollandaise, elle est approchée en 1916 par le consul d’Allemagne, que le profil de cette femme polyglotte et connectée dans les hautes sphères parisiennes intéresse. D’après l’historien Fred Kupferman[3], le diplomate lui propose de rentrer en France pour y récolter des renseignements, en échange du remboursement de ses dettes. Elle devient l’agent H21.

EN FAIT, MATA HARI N’AURAIT « JAMAIS RÉELLEMENT ESPIONNÉ »

De retour à Paris, installée dans un palace, elle « grenouille » auprès d’officiers de toutes nationalités en s’efforçant d’obtenir des informations, sous l’étroite surveillance de la Sureté française. Éprise d’un officier russe blessé au service de la France, elle cherche à le rejoindre à Vittel, où il est soigné. En échange d’un laissez-passer et d’une promesse d’argent, le capitaine Georges Ladoux, du contre-espionnage français, la convainc de travailler pour lui, et l’envoie en Hollande, puis en Espagne. La voilà agent double. À Madrid, elle rencontre l’attaché militaire allemand, le major von Kalle, convaincue de pouvoir en tirer des renseignements pour Ladoux. Von Kalle la mentionne explicitement dans des télégrammes chiffrés qu’il envoie à Berlin. Interceptés par les antennes de la tour Eiffel, ces messages sont décryptés par les Français.

Le 13 février 1917 à l’aube, Mata Hari est arrêtée par le commissaire Priolet, de la Sureté : « La fille Zelle Marguerite, dite Mata Hari, habitant au Plaza Palace Hôtel, de religion protestante, née en Hollande le 7 août 1876, taille 1,75 m, sachant lire et écrire, est prévenue d’espionnage et de complicité d’intelligence avec l’ennemi, dans le but de favoriser ses entreprises. » Son procès débute le 24 juillet, et trois jours plus tard, elle est condamnée à mort. Fusillée le 15 octobre à Vincennes par un peloton de douze Zouaves, elle leur aurait envoyé de la main un dernier baiser.

Selon le colonel (ER) et historien Frédéric Guelton, ancien chef du département de l’armée de Terre au Service historique de la défense, qui lui a consacré un article dans la Revue historique des Armées[4], elle n’aurait pourtant « jamais réellement espionné ». Même le magistrat André Mornet, substitut du procureur à son procès, le dira plus tard : « Il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. » Mais en 1917, la propagande française avait besoin de montrer à l’opinion une détermination sans faille pour la victoire. En condamnant l’aventurière mondaine Mata Hari, elle en a fait une espionne de légende.

ANNÉES 1980 : L’AFFAIRE FAREWELL, LA PLUS IMPORTANTE DE LA GUERRE FROIDE

Paris, 14 juillet 1981, jardins du palais de l’Élysée. Le patron de la Direction de la surveillance du territoire (DST, ancêtre de la Direction générale de la sécurité intérieure, la DGSI), Marcel Chalet, a dû attendre la traditionnelle garden-party de la fête nationale pour confier au nouveau président de la République, François Mitterrand, un secret de taille : un ponte du KGB, les services secrets soviétiques, transmet depuis quelques mois des informations majeures au contre-espionnage hexagonal. Chalet a baptisé cette taupe « Farewell ». En pleine Guerre froide, ses précieux renseignements permettront au président socialiste français, regardé d’un œil soupçonneux par ses alliés occidentaux parce qu’il a des ministres communistes à son gouvernement, de leur « montrer patte blanche ».

Paris, 16 août 1965. Ingénieur électronicien de formation, le Moscovite Vladimir Vetrov travaille depuis six ans pour le KGB, qui le mute dans la capitale française. Sa mission, sous couvert de développer le commerce franco-soviétique : recruter des informateurs dans le domaine technologique et industriel, et se procurer des plans de matériels innovants interdits à l’exportation, contre espèces sonnantes et trébuchantes.

Voilà comment il rencontre Jacques Prévost, un cadre dirigeant de Thomson-CSF, avec qui il se lie d’amitié. Prévost est un « honorable correspondant » de la DST, qui n’est pas dupe de la réelle mission de Vetrov. Un soir, ivre au volant de sa Peugeot de fonction, le Russe a un accident dans le Val-d’Oise. Sachant que le déclarer à sa hiérarchie pourrait lui valoir de gros problèmes, il se confie à Prévost, qui prend amicalement à sa charge les réparations. Peu après, en juillet 1970, Vladimir Vetrov est rapatrié à Moscou.

La suite de sa carrière dans les services soviétiques ne lui apporte que déconvenue sur déception. Fin 1980, alors que Jacques Prévost, devenu directeur des ventes de Thomson en URSS, est aussi à Moscou, il lui fait comprendre qu’il a des informations à transmettre. Par le biais de Xavier Ameil, un ingénieur de Thomson en poste en URSS moins surveillé que Prévost, Vladimir « Farewell » Vetrov transmettra jusqu’en mars 1982 un total de près de 3000 documents à la DST, en partie classés au plus haut niveau, et l’identité de plus de 400 agents du KGB en poste à l’étranger. En juillet 1981, au sommet du G7 à Ottawa, François Mitterrand informe son homologue américain, Ronald Reagan, de l’existence de Farewell, et les renseignements sont confiés à la CIA.

Grâce à ces informations, les États-Unis expulsent ensuite plus de 200 agents soviétiques, et la France une cinquantaine. Un ingénieur français de Thomson, qui transmettait notamment des documents sur la fusée Ariane, est ainsi confondu. À l’Est, « Farewell » cesse de livrer ses secrets à la DST début 1982 : devenu paranoïaque, il aurait tué un milicien après une rixe dans la rue, à Moscou. Emprisonné, son rôle d’espion n’est découvert qu’un an plus tard, à cause semble-t-il, d’un document montré par les Français aux Soviétiques pour justifier l’expulsion d’espions. Condamné à mort pour haute trahison, le lieutenant-colonel Vladimir Vetrov est exécuté à Moscou le 23 janvier 1983.

2022-2023 : DES ESPIONS RUSSES SUR LEBONCOIN.FR ET DANS UN RALLYE AUTOMOBILE

Le 11 avril 2022, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, tresse dans un tweet des louanges à la DGSI :

« Remarquable opération de contrespionnage. Bravo aux agents de la DGSI qui ont entravé un réseau d’agents clandestins russes qui œuvraient contre nos intérêts. Les agents impliqués devront quitter le territoire national. Dans l’ombre, la DGSI veille sur nos intérêts fondamentaux. »

Depuis l’attaque de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, plusieurs dizaines d’espions russes ont déjà été expulsés de la capitale française : 44 selon Marianne. En avril 2022, le magazine relate un « cas rarissime » : l’arrestation d’un espion en flagrant délit. Début 2020, ce diplomate russe avait tenté de « recruter » un Français. Plutôt que de l’interpeler, la DGSI avait décidé de le filer, jusqu’à son arrestation dix-huit mois plus tard. Cinq autres agents sont du même coup démasqués, et les six ont trois jours pour quitter le territoire français. Belle réussite de la DGSI, qui vaut au service secret ces félicitations publiques de son ministre de tutelle.

En octobre 2022, Le Monde révélait que la DGSI avait repéré un mode opératoire plutôt étonnant de la part du SVR, le successeur du KGB pour l’espionnage extérieur russe : il ciblait des profils de jeunes diplômés prometteurs sur des sites comme Leboncoin.fr ! Une source du ministère de l’Intérieur l’expliquait au quotidien : ces dernières années, « une douzaine d’approches de ressortissants français sur des sites type Leboncoin.fr par des officiers traitants du SVR » ont été effectuées. À chaque fois, des « profils tendres mais à haut potentiel » de jeunes proposant des cours particuliers afin d’arrondir leurs fins de mois.

Le quotidien du soir explique : « Pour le SVR, choisir de jeunes cibles est un investissement à long terme qui revêt de nombreux avantages. Leur naïveté, leur faible expérience et leur ignorance des méthodes d’espionnage russes en font des recrues faciles à pressurer pour des officiers expérimentés. L’objectif est double. Il s’agit de soutirer à la source des informations confidentielles et sensibles, liées au domaine d’expertise du « professeur”, et sur son employeur, mais également d’accéder à son cercle professionnel et personnel. Dans les deux cas, l’officier traitant parie sur la future carrière de son contact. »

UN AGENT DU RENSEIGNEMENT MILITAIRE RUSSE INSTALLÉ EN FAMILLE À PARIS

Au moment de la parution de cet article, l’automne dernier, Le Monde relatait que les autorités françaises estimaient « à près de 75 le nombre d’agents secrets russes agissant sous fausse qualité diplomatique, qui leur permet de bénéficier de l’immunité s’ils se font arrêter ». Mais parfois, ce n’est même pas le cas : en avril 2023, le même quotidien révélait, après une enquête conjointe avec le magazine allemand Der Spiegel et le site d’investigation russe The Insider, que Boulat Ianborissov était un espion au service du Kremlin.

Loin d’être un diplomate, ce Russe installé dans le chic 17e arrondissement de la capitale avec son épouse et leurs deux enfants est le patron d’une course automobile, le Silk Way Rally, qui parcourt depuis 2009 la Chine, l’Asie centrale et la Russie sur le modèle du Paris-Dakar. Vivant à Paris, où sa société possède des bureaux, avec un titre de séjour depuis 2014, Ianborissov envoyait régulièrement des rapports au ministre de la Défense russe, Sergueï Choïgou. Il y vantait la capacité de son rallye à appuyer les ventes du complexe militaro-industriel russe, contrôler les stocks locaux d’armement, ou augmenter la présence militaire russe dans la région.

Ce n’est pas tout, écrit le quotidien : « Début 2022, l’espion communique, par téléphone, avec le général Vladimir Alexeïev, numéro deux du renseignement militaire russe (le GRU), plus de soixante fois. Selon des données téléphoniques, ces appels et textos, sur trois numéros de téléphone différents, se concentrent sur les deux premiers mois de l’invasion russe en Ukraine. » Et le 22 avril 2022 à Moscou, Boulat Ianborissov était décoré de la prestigieuse médaille de l’ordre d’Alexandre Nevksi, des mains du général Alexeïev.

[1] Perrin, 2018.

[2] Fayard, 3 volumes, 1992-1996.

[3] Mata Hari : songes et mensonges, Editions Complexe, 2005.

[4] Frédéric Guelton, « Le dossier Mata Hari », Revue historique des armées, 247 | 2007, 82-85.