Le troisième des quatre cercles du périmètre de la défense nationale recoupe la sécurité nationale, et englobe la gestion des crises et phénomènes suffisamment graves pour qu’ils portent atteinte à notre société, à nos institutions ou à nos intérêts de puissance. Parmi ces phénomènes se trouve le crime organisé, dont une des formes les plus puissantes et connues du grand public provient d’Italie : la mafia. Athéna s’intéresse cette semaine à la mafia la plus importante aujourd’hui, la ‘Ndrangheta.
Dans les années 1970 et 1980, sous l’égide de son sanguinaire parrain Salvatore « Toto » Riina, la célèbre et tentaculaire mafia sicilienne, Cosa Nostra, se lance dans une guerre ouverte contre les pouvoirs publics de la péninsule. Marquée par des centaines d’assassinats d’anonymes ou de célébrités (comme les juges Falcone et Borsellino), cette stratégie de la violence s’avère suicidaire pour son organisation, qui en sort affaiblie. En 1982, l’article 416 bis du code pénal italien, qui définit et réprime « l’association de malfaiteurs de nature mafieuse », est créé pour elle.
La ‘Ndrangheta, elle, ne sera inscrite dans cet article qu’en 2010. Entre-temps, cette mafia née au XIXème siècle dans la région la plus pauvre d’Italie a fini par faire parler d’elle dans le monde entier. « On a un peu sous-estimé les ‘ndranghetistes au début » de la lutte anti-mafia, résume la criminologue Clotilde Champeyrache [1]. « Ils sont restés hors radar pendant un temps, cela leur a permis de s’étendre. » Selon Interpol, cette « organisation criminelle hautement sophistiquée » est la « seule mafia italienne présente sur tous les continents ». Elle serait aujourd’hui implantée dans plus de 40 pays, réalisant un chiffre d’affaires annuel variant, selon les estimations, de 40 à 60 milliards d’euros.
NÉE DANS UNE REGION PAUVRE MÉPRISÉE PAR LE NORD
Lointaine, rurale, déshéritée, la Calabre, située à la pointe de la botte italienne, a longtemps subi l’indifférence méprisante de Rome et de la riche Lombardie, poumon industriel et financier du pays. C’est une région côtière au climat rude, centrée sur un massif montagneux aux gorges escarpées, l’Aspromonte, qui plonge à pic dans les eaux des mers Tyrrhénienne et Ionienne se mêlant à son pied.
La ‘Ndrangheta s’y développe de manière différente de Cosa Nostra : pas d’organisation pyramidale, mais une forme plus transverse, laissant plus de souplesse et d’autonomie à ses membres (lire l’encadré). Selon le journaliste calabrais Antonio Talia[2], l’un des meilleurs connaisseurs de l’organisation, son nom viendrait du grec andròs agathìa, qu’il traduit librement par « les vertus de l’homme vaillant ».
Son fonctionnement est donc plus cloisonné et fluide que d’autres mafias, mais la véritable spécificité de la ‘Ndrangheta est autre : « C’est à la naissance qu’on devient ‘ndranghetiste, contrairement à la Camorra ou à Cosa Nostra », explique Clotilde Champeyrache. On n’y entre donc que si ses parents en sont déjà, « même s’il faut faire ses preuves ». Cette caractéristique rend plus puissante l’omertà, et plus rares les « repentis ». Une jeune femme, Léa Garofalo, l’a payé de sa vie en 2009, torturée puis assassinée par son compagnon et d’autres ‘ndranghetistes, après avoir voulu collaborer avec la justice.
Plus de 60 000 membres dans le monde
La ‘Ndrangheta est un assemblage de dizaines de ‘ndrine ou cosche (alliances de plusieurs familles du même secteur), elles-mêmes regroupées en différentes locale couvrant des zones plus larges, en Italie ou à l’étranger. Chaque locale est divisée deux groupes strictement séparés, la « société mineure » pour les trois grades inférieurs d’affiliés, et la « société majeure » pour les cinq grades plus anciens. « Souvent, un nouvel affilié ne connaît que […] les trois ‘ndranghetistes qui l’ont initié », écrit Antonio Talia. Au total, cette mafia compterait plus de 300 clans familiaux et plus de 60 000 membres.
Pas de « parrain des parrains » à leur tête, mais un organe supérieur, le Crimine (aussi appelé « Provincia »), destiné selon le journaliste « à réduire au maximum les frictions entre les familles » : « Plus fédéraliste que beaucoup d’institutions légitimes, le Crimine ne prend pas de décisions opérationnelles et ne se mêle pas des affaires spécifiques, mais ses décisions sont sans appel quand il s’agit d’ouvrir ou de fermer une locale, d’attribuer un grade plus élevé à un affilié, de donner une interprétation authentique et définitive des règles. » Le chef de cette structure, le capocrimine, est renouvelé chaque année.
DE LA MAFIA « PAYSANNE » AU TRAFIC DE DROGUE MONDIALISÉ
Initialement, la ‘Ndrangheta opérait depuis le milieu du XIXème siècle comme une mafia « paysanne », dans l’extorsion, le chantage et le vol de bétail. Dans les années 1970, elle se lance dans une nouvelle activité : l’enlèvement de personnes, rendues contre rançon. C’est après la résolution d’une de ces affaires que son nom deviendra connu du monde entier : l’enlèvement, à Rome en 1973, de John Paul Getty III, 16 ans, petit-fils du magnat américain du pétrole J. Paul Getty. L’adolescent sera rendu à sa famille au bout de cinq mois contre 3,2 millions de dollars, après que son oreille coupée soit parvenue par la poste à un journal.
Une guerre entre clans éclate ensuite, pour le partage des revenus issus d’importants chantiers lancés alors en Calabre. A partir des liens établis avec la Camorra napolitaine et Cosa Nostra dans le trafic de cigarettes, la ‘Ndrangheta glisse peu à peu vers le trafic de cocaïne, beaucoup plus lucratif. La deuxième guerre de la ‘Ndrangheta, à la fin des années 80, aboutira à la création de l’organe suprême, le Crimine, pour résoudre les conflits (lire l’encadré). Chaque année, fin août-début septembre, ses cadres sont renouvelés lors d’une cérémonie en marge d’un pèlerinage à la Madone de Polsi, près de la petite ville de San Luca, au cœur de l’Aspromonte. Siège de la locale la plus prestigieuse, San Luca fait figure de capitale informelle de la ‘Ndrangheta.
C’est ce positionnement dans les stupéfiants qui a rendu la mafia calabraise si puissante. Elle traite désormais d’égal à égal avec les plus gros cartels sud-américains. « Grâce à des relations d’affaires et un positionnement construits depuis des décennies, elle est reconnue et respectée, elle est ancienne, elle a prouvé depuis longtemps sa fiabilité et son respect de la parole donnée », analyse Clotilde Champeyrache. « La ‘Ndrangheta a une réputation, c’est devenu un label accepté par les autres acteurs. »
La criminologue note sa « grande capacité à se projeter à l’extérieur, en contrôlant la diaspora : par exemple, les Calabrais de San Luca vont migrer dans telle ville à l’étranger, et pas telle autre ». Du sud via le nord de la péninsule, en coopération avec des cousines italiennes, balkaniques et d’ailleurs, la ‘Ndrangheta s’est ainsi étendue vers l’Europe orientale (où des membres d’une locale slovaque auraient assassiné le journaliste d’investigation Jàn Kuciak et sa compagne, en 2018), la Suisse, l’Allemagne, la France, le Bénélux, les Etats-Unis, Hong-Kong, le Canada, l’Afrique, l’Amérique latine et jusqu’en Australie. Voici quelques exemples de cette dispersion.
MELBOURNE (AUSTRALIE), 2007 : LA PLUS GRANDE SAISIE D’ECSTASY DE L’HISTOIRE
Détaillée par Antonio Talia dans son livre, cette histoire montre comment la ‘Ndrangheta étend son contrôle sur des territoires très éloignés de la Calabre, dans le monde parallèle comme dans la légalité. En 1989, Francesco Madafferi débarque en Australie pour rejoindre son frère Antonio, devenu Tony. Lui devient Frank, et s’impose progressivement comme le « boss » de la pègre de Melbourne, ses rivaux irlandais, slaves ou australiens sortant du jeu peu à peu. Les Italiens sont déjà nombreux à Melbourne, dans l’underworld comme dans les sphères légales : Sir James Gobbo, 25ème gouverneur de Victoria, est ainsi devenu le premier gouverneur d’origine italienne sur l’île-continent. Sa nièce Nicola Gobbo, elle, a choisi le barreau. Elle défend différents criminels d’origine calabraise, irlandaise ou australienne.
Le 28 juin 2007, les douanes australiennes bloquent un conteneur dans le port de Melbourne. A l’intérieur, plus de 3000 conserves de tomate, chargées à Naples à destination de l’industrie de la restauration en Australie. Nulle tomate dans ces boîtes : à la place, 15 millions de comprimés d’ecstasy « produits en Belgique puis stockés à Naples grâce à un accord entre les Calabrais et les Napolitains », 4,4 tonnes au total. Valeur de cette marchandise au taux actuel : plus de 300 millions d’euros.
En août 2008, Madafferi et d’autres ‘ndranghetistes sont arrêtés, dont le parrain Pasquale Barbaro, de la puissante ‘ndrine du même nom. Ils sont condamnés à plusieurs dizaines d’années de prison. Mais, à la fin des années 2010, un scandale éclate : pour boucler cette affaire, les enquêteurs australiens ont bénéficié de l’aide de plusieurs informateurs, dont des avocats ayant ainsi brisé le secret professionnel. Juridiquement, l’affaire est donc menacée. Parmi ces avocats, celui qui a « donné » la livraison d’ecstasy était connu sous l’alias Lawyer X : il s’agissait de Nicola Gobbo, sans doute « retournée » par la police à l’occasion d’une erreur de jeunesse. Madafferi a finalement été extradé en Italie ; Barbaro est toujours emprisonné en Australie.
DUISBOURG (ALLEMAGNE), 2007 : SANGLANTE VENDETTA
Dans la nuit du 15 août 2007, six ‘ndranghetistes âgés d’une vingtaine d’années tombent sous les balles sur le parking d’un restaurant italien, à Duisbourg, dans le nord de l’Allemagne. Le pays et la planète entière sont stupéfaits. Selon Antonio Talia, « Duisbourg présente de nombreux aspects qu’on retrouve dans d’autres endroits infestés par la ‘Ndrangheta […] : c’est une ville assez riche, mais de second plan, qui vit dans l’orbite de zones économiques et industrielles plus vastes ; c’est aussi un carrefour crucial, par lequel les flux de biens et de services transitent continuellement. »
Comme le raconte en détail le journaliste calabrais dans son livre, ces meurtres perpétrés le jour de l’Assomption de la Vierge Marie puisent en fait leur source dans un autre massacre… 16 ans plus tôt, à San Luca, le dimanche de carnaval 1991 (les ‘ndranghetistes choisissent souvent des fêtes religieuses pour frapper leurs rivaux). Dans l’après-midi, des adolescents du clan Nirta-Strangio s’amusent à lancer des œufs sur la façade d’une association gérée par une ‘ndrine rivale, les Pelle-Vottari, et de la mousse à raser sur la voiture d’Antonio Vottari garée devant. Le ton monte, et ce dernier finit par abattre deux jeunes hommes, un Strangio et un Nirta. C’est le début de la faida ou guerre de San Luca.
Année après année, les assassinats se multiplient dans les deux camps, jusqu’au soir de Noël 2006, quand des tireurs armés font irruption dans une maison de la famille Strangio, en blessent plusieurs membres et tuent Maria Strangio. Quelques mois plus tard, le massacre de Duisbourg visait des affiliés de la famille Pelle-Vottari. Face au choc mondial provoqué par cette tuerie, les autorités italiennes choisissent le 30 août suivant, veille de la fête de la Madone de Polsi, pour frapper un grand coup : dès l’aube, 500 policiers et carabiniers investissent San Luca, pendant que deux hélicoptères survolent la localité et les chemins muletiers et routes qui en partent. Débusquant un bunker au sous-sol d’une maison, ils y arrêtent trois importants parrains. Au total, 32 personnes dont 5 femmes sont interpellées.
LYON, 2023 : La ‘NDRANGHeta S’ACTIVE, INTERPOL AUSSI
Le 11 juillet 2023, des agents de la police aux frontières (PAF) effectuent un contrôle à la gare de Perrache, à Lyon. Les papiers qu’un homme leur présente sont suspects, ils le placent en garde-à-vue. Il appelle alors sa mère en Italie et, dans la foulée, les policiers italiens joignent leurs homologues français : visé par un mandat d’arrêt européen, l’homme est Michelle Bellocco, 27 ans, un ‘ndranghetiste recherché depuis qu’il a fui son assignation à résidence à Rosarno (Calabre), en novembre 2021. Il a été condamné par contumace à 8 ans et quatre mois de prison pour des délits contre des biens et personnes. Le 25 juillet, la France a autorisé son extradition.
D’après l’Agence France presse, qui cite des médias italiens, « les carabiniers italiens ont cherché sa trace, analysant les déplacements des membres de la famille et s’intéressant au milieu lyonnais, où vit une importante communauté immigrée calabraise depuis des dizaines d’années ». Dans la capitale des Gaules se trouve aussi le siège d’Interpol, de plus en plus active, comme Europol et Eurojust, dans la lutte anti-‘Ndrangheta.
Depuis 2020 et jusqu’à fin 2023, l’alliance internationale de police mène l’opération I-CAN (Interpol Cooperation Against ‘Ndrangheta), financée par le ministère italien de la Sécurité publique dans l’objectif de « neutraliser les réseaux mondiaux de la ‘Ndrangheta ». Rassemblant 13 pays (dont la France), cette opération a jusqu’ici abouti à l’arrestation de 46 ‘ndranghetistes, parmi lesquels le boss Rocco Morabito, en 2021 au Brésil.
Ailleurs en France, l’implantation ‘ndranghetiste a notamment été documentée sur la Côte-d’Azur – les frères Magnoli, installés à Vallauris, sont tombés en 2015 pour trafic de cocaïne, après une coopération franco-italienne qualifiée d’inédite. Clotilde Champeyrache constate qu’au niveau national, la répression s’attaque surtout au trafic de drogue, moins à ses sources : « Or les ‘ndranghetistes sont des intermédiaires, des grossistes, ils ne sont pas présents sur le terrain. Nous faisons très peu d’enquêtes patrimoniales, alors que les Italiens en font systématiquement. » La criminologue et économiste, qui a effectué sa thèse sur les entreprises légales possédées par la mafia, le regrette : « En France, si c’est légal, ça ne pose pas de problème. »
[1] Auteure de « Géopolitique des mafias », Le Cavalier Bleu, 2022.
[2] Auteur de « ‘Ndrangheta – Sur les routes secrètes de la mafia la plus puissante au monde », Grasset, 2020.
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