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Clotilde Champeyrache : « Les mafias développent une souveraineté parasite de celle de l’Etat »

Le crime organisé en général, et les mafias en particulier, menacent la stabilité des Etats et des sociétés. Spécialiste du sujet, l’économiste et criminologue Clotilde Champeyrache explique comment procèdent les criminels et comment lutter contre leur influence.
Clotilde Champeyrache : « Les mafias développent une souveraineté parasite de celle de l’Etat »

Parmi les quatre cercles du périmètre de la défense nationale, celui de la sécurité nationale englobe la gestion des crises impactant l’Etat, la société, l’économie et les institutions, et notamment les effets du crime organisé. Economiste et criminologue au pôle Sécurité – Défense – Renseignement du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et chargée de cours à l’Ecole des officiers de la Gendarmerie nationale, Clotilde Champeyrache décrypte pour l’IHEDN les logiques criminelles, leur impact et les solutions possibles pour y faire face.

PAR QUELS PROCESSUS LE CRIME ORGANISE PEUT-IL DESTABILISER UN PAYS, SON ECONOMIE ET SES INSTITUTIONS ?

Par essence, le crime organisé, en refusant de respecter les interdits législatifs, remet en cause les fondements de nos sociétés : ce sont les règles communes, légitimes et reconnues comme telles qui fondent l’appartenance à un groupe. En portant atteinte à l’ordre public, en produisant et commercialisant des biens et services prohibés, en s’appropriant de façon indue (via la fraude, la tromperie, la violence et le vol) la richesse d’autrui, les organisations criminelles s’attaquent, y compris symboliquement, au fonctionnement de nos sociétés.

De façon plus tangible, les organisations criminelles qui réalisent des gains illicites perturbent également nos économies en réinjectant cet argent sale dans l’économie légale. Ces flux illicites viennent d’ailleurs questionner nos systèmes de comptabilité nationale : face à un constat récurrent d’inégalité entre « emplois » et « ressources » en fin d’exercice, Eurostat a demandé en 2014 aux Etats membres de l’UE d’intégrer au calcul du PIB le trafic de stupéfiants, la prostitution forcée et la contrebande d’alcool et de tabac. L’objectif était de corriger des biais statistiques introduits par l’entrée d’argent sale dans l’économie légale (blanchiment) et de sortie d’argent vers la sphère illégale (consommation de marchandises illégales).

"L'afflux de cash peut déstabiliser le système financier"

L’utilisation de l’argent blanchi dans l’économie légale pose aussi des questions de sécurité nationale. L’afflux de cash peut déstabiliser le système financier. D’ailleurs la crise financière des années 80 au Japon a été appelée la récession yakuza. L’investissement dans l’immobilier favorise des bulles financières et sécurise potentiellement le patrimoine criminel. Lorsqu’ils investissent dans le secteur du BTP, les criminels le font pour capter les marchés publics et détournent ainsi l’argent public à leur profit.

L’argent sale permet également de corrompre : la menace doit alors être évaluée en fonction des professions concernées et de la récurrence du processus. Les organisations criminelles peuvent corrompre pour des raisons que l’on pourrait qualifier de principalement logistiques : dockers, douaniers et comptables pourront par exemple être la cible. D’autres vont essayer de corrompre les forces de l’ordre et de la justice pour échapper à la répression et aux condamnations. Certaines vont réussir à corrompre jusqu’au sommet de l’Etat et gangréner en profondeur la sphère politique, délégitimant ainsi les institutions.

Y A-T-IL DES DOMAINES OU DES GROUPES CRIMINELS PLUS DESTABILISATEURS POUR UN PAYS QUE LES AUTRES ?

Tous les groupes criminels ne se ressemblent pas, tous ne déploient pas les mêmes activités et tous ne poursuivent pas les mêmes buts. Il existe des hiérarchies criminelles, des modèles de « réussite » criminelle.

Les mafias, telles que définies à l’article 416 bis du Code pénal italien constituent véritablement l’élite du crime organisé. Elles sont fort heureusement rares : Cosa Nostra sicilienne, Camorra napolitaine, ‘Ndrangheta calabraise mais aussi yakuzas japonais et Triades chinoises peuvent prétendre à cette appellation. Ce sont des organisations criminelles qui exploitent la force du lien associatif pour produire « de l’assujettissement et de l’omerta » ; elles pratiquent simultanément plusieurs activités illégales mais, surtout, elles sont présentes dès leur naissance dans la sphère légale. Leur but est de conditionner cette dernière, tant d’un point de vue économique que politique et social, voire culturel.

Pour ce faire, elles disposent d’entreprises légales déclarées qui ne servent pas que de couverture et d’instrument de blanchiment : elles servent aussi à assurer un contrôle du territoire via le recrutement de main d’œuvre, la distribution de revenus, créant ainsi une forme de légitimité sociale autour de l’organisation criminelle. D’un point de vue politique, les mafias pratiquent ce que les Italiens appellent le « vote d’échange » : les chefs mafieux contrôlent – grâce notamment à la légitimité sociale construite – des paquets de voix qu’ils proposent aux candidats aux élections locales. Le politicien qui accepte le pacte de corruption, une fois élu, retourne la faveur en manipulant les appels d’offre pour les marchés publics, en modifiant opportunément les plans d’urbanisme, en autorisant la construction de centres commerciaux… Autant d’opportunités économiques qui seront exploitées par les entreprises légales de propriété mafieuse.

"LES MAFIAS DEVELOPPENT UNE VERITABLE SOUVERAINETE ALTERNATIVE SUR LEUR TERRITOIRE"

On comprend alors qu’il s’agit d’une criminalité qui conditionne le quotidien des populations vivant sur les territoires contrôlés. Il n’est pas étonnant qu’à Naples, l’autre nom de la camorra soit ‘o sistema, le système, et qu’une partie de la musique néo-mélodique typique de la ville parthénopéenne fasse l’éloge des mafieux en cavale et de l’ « honorable société ». Les mafias développent une véritable souveraineté alternative sur leur territoire, souveraineté parasite de celle de l’Etat et en connexion directe avec les activités illégales. Parce qu’elles visent la quête du pouvoir, elles échappent à la définition trop restrictive faite par la Convention des Nations Unies sur le Crime organisé transnational, dite Convention de Palerme, en 2000, qui limite le but des groupes criminels à la quête d’un avantage financier ou matériel.

On pourrait penser que ces phénomènes sont limités à des zones territoriales très spécifiques et que cet ancrage constitue une limite à l’expansion mafieuse. Cela n’est qu’en partie vrai. Aujourd’hui, la ‘Ndrangheta pose une menace très sérieuse aux Etats de tous les continents. Elle ne se contente pas d’accompagner les trafics mondialisés dans lesquels elle est impliquée, notamment le trafic de cocaïne. Elle s’implante aussi à l’étranger pour recréer des territoires de contrôle mafieux où déployer l’ensemble des activités mafieuses, à savoir : activités illégales et conditionnement territorial, infiltration de la sphère économique légale, et manipulation de la sphère politique. L’enquête Aemilia de 2015 a déjà établi que l’Emilie-Romagne, au nord de l’Italie, était désormais une terre de mafia passée sous la houlette de familles mafieuses calabraises.

A l’étranger, des pays comme la Suisse et l’Allemagne montrent également des signes inquiétants de capacités de conditionnement exercées par la ‘Ndrangheta. Cette dernière revendique clairement une stratégie de conquête territoriale extrêmement préoccupante.

LES STRUCTURES ETATIQUES SONT-ELLES ADAPTEES A LA LUTTE CONTRE LES ACTIONS DESTABILISATRICES DES STRUCTURES CRIMINELLES ?

Certains Etats sont plus armés que d’autres dans la lutte contre le crime ; les trajectoires historiques jouent évidemment un rôle dans l’élaboration de dispositifs élaborés. L’Italie dispose logiquement du meilleur arsenal antimafia qui soit et reste malgré tout affectée par la présence mafieuse. Par ailleurs, il faut aussi tenir compte de l’application effective du droit : les Pays-Bas ont longtemps été connus pour la faiblesse des sanctions pénales en cas d’implication dans le trafic de stupéfiants.

Les Etats doivent pouvoir être en mesure de frapper les organisations criminelles en tant qu’entité cohérente et non pas seulement comme des agrégats d’individus. Il faut également disposer d’outils pour traquer les flux financiers illégaux mais aussi pour confisquer les patrimoines criminels. Or les enquêtes patrimoniales permettant de telles confiscations demandent du temps et des moyens. La lutte contre le crime reste donc un investissement majeur dont les enjeux globaux ne sont pas toujours compris à leur juste valeur, car on continue trop souvent de penser les mondes légal et illégal comme deux mondes séparés par une frontière relativement étanche. Il n’en est rien. Les deux mondes interagissent et le monde illégal exerce un impact sur la sphère légale.

Par ailleurs, les Etats doivent aussi impérativement apprendre à ne pas se limiter à une vision purement économique de la question. Les organisations criminelles ne se contentent pas toutes de la seule quête du profit. Elles peuvent aussi chercher – et parfois réussir dans le cas des mafias – à exercer un pouvoir territorial. Or cette dimension de quête du pouvoir n’est globalement pas bien intégrée par les Etats. Il est aussi à noter que nombre d’organisations criminelles sont désormais poly-activités : une lutte trop en silos ne permet pas de comprendre le fonctionnement d’ensemble des organisations et risque de produire des résultats en demi-teinte qui affecteront l’organisation criminelle seulement de manière partielle.

Enfin, il importe de comprendre que nos économies sont extrêmement fragiles face à la menace criminelle. Le marché trop idéalisé a montré qu’il n’est pas capable d’expulser de lui-même les agents illégaux. Pire même, certains acteurs voient dans la complicité avec le monde illégal une opportunité économique comme une autre. La réaffirmation du droit et la recherche d’une plus grande sécurité dans les flux de marchandises et de capitaux doivent mieux encadrer une mondialisation dont on a trop souvent tu la dimension criminelle.

CERTAINS COMMENTATEURS ESTIMENT QUE LES PAYS-BAS ET LA BELGIQUE SERAIENT EN PASSE DE DEVENIR DES « NARCO-ETATS » EN RAISON DES AGISSEMENTS DE LA « MOCRO MAFFIA ». QU’EN PENSEZ-VOUS ?

Les mots ont une importance. Un narco-Etat est un Etat sous perfusion d’argent sale en provenance du trafic de stupéfiants et où les institutions sont conditionnées par les trafiquants de drogue. A l’heure actuelle, en Belgique et aux Pays-Bas, on peut dire que l’économie est largement irriguée par l’argent de la drogue en raison des arrivages massifs, principalement de cocaïne, venant alimenter le marché européen. Pour autant, il est exagéré de considérer que les structures politiques sont infiltrées par le crime.

Le fait que la « Mocro Maffia » soit passée à une violence tournée vers l’extérieur – à la différence de la violence interne propre aux règlements de compte –, qu’elle menace des personnalités politiques ou princières montre qu’il y a une tentative d’intimidation, d’instauration d’un rapport de force. Si l’Etat était déjà dans un rapport de complicité ou de soumission, ces épisodes seraient largement inutiles. La réaction des Etats avec, par exemple, la création accélérée d’un Commissariat national aux drogues en Belgique, montre aussi que Belgique et Pays-Bas intègrent la menace.

En revanche, leur réaction est tardive. La « Mocro Maffia » prospère depuis une vingtaine d’années aux Pays-Bas. Partie de la rue et du petit trafic de cannabis, elle s’est fait une place dans le trafic de cocaïne. Cette montée en gamme résulte d’une sous-estimation de la menace, d’une forme a minima de naïveté par rapport aux trafics. Le credo libéral axé sur une tradition de « nation marchande » a souvent fait passer au second plan les questions de sécurité au profit de l’efficacité économique : dans les ports d’Anvers et de Rotterdam, on ne contrôle qu’autour de 2% des marchandises. L’argument est que la quête de compétitivité s’accorde mal avec les ralentissements qu’impliquent les contrôles douaniers sur conteneurs. C’est cependant oublier que l’économie est imbriquée dans la société et la politique.

Qu’en est-il de la France ? La ville de Nîmes vient de fermer une médiathèque parce que des dealers contrôlaient les agents municipaux, dénonçant implicitement une perte de souveraineté locale.

Le problème des hiérarchies criminelles, c’est que les organisations les plus puissantes deviennent un modèle à imiter. Ceci est renforcé par le fait que les organisations criminelles de tous ordres, loin de fonctionner de manière oligopolistique, coopèrent énormément et cogèrent nombre de trafics. Cela se traduit par des effets d’apprentissage venant renforcer l’effet d’émulation. On va alors se retrouver avec de « petites » organisations criminelles qui vont, à défaut d’être des organisations mafieuses, adopter la méthode mafieuse et donc essayer de créer des conditions d’assujettissement et d’omerta sur leur territoire d’implantation. C’est cette stratégie que l’on retrouve à Nîmes mais qui peut aussi être observée dans les halls d’immeubles de certaines cités ou bien dernièrement dans un quartier de Valence. Le contrôle du territoire – ou la tentative d’instaurer un tel contrôle – montre une volonté d’expression de puissance vis-à-vis des autorités mais aussi vis-à-vis éventuellement de bandes concurrentes.