Docteur en science politique, le chercheur français Eric Frécon est basé à Singapour, sur la rive du détroit de Malacca, où la piraterie a fait couler beaucoup d’encre. Enseignant au Command and Staff College de Brunei et à la Singapore University of Social Sciences, chercheur associé à l’IRASEC (Institut de recherche sur l’Asie du Sud-est contemporaine), à l’IRSEM (Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire) et à l’Ecole navale, où il a aussi enseigné de 2012 à 2018, il a auparavant coordonné l’Observatoire Asie du Sud-est du ministère des Armées (DGRIS-Asia Centre, 2012-2019).
Auteur, entre autres, de Chez les pirates d’Indonésie (Fayard, 2011), il fait le point sur l’état actuel de la piraterie, un phénomène que différents acteurs combattent dans le cadre du quatrième cercle du périmètre de la défense nationale, la sécurité internationale. Ses propos n’engagent pas les organismes auxquels il collabore.
LA PIRATERIE A ÉTÉ UN PHÉNOMÈNE MAJEUR DANS LES ANNÉES 2000 ET AU DÉBUT DES ANNÉES 2010. QU’EN EST-IL AUJOURD’HUI ?
À lire les statistiques officielles, notamment du Bureau maritime international[1], le phénomène a complètement disparu dans le bassin somalien (les deux derniers incidents datent de 2018, en plus de deux autres en 2018 et 2021 dans le golfe d’Aden voisin). Mais le phénomène reprendrait-il immédiatement si les efforts de la communauté internationale cessaient ? Sont actuellement impliqués sur ce terrain plusieurs initiatives :
- de l’Union européenne, à travers les missions Atalanta (montée en 2008) ou plus récemment EUTM Somalia (Training Mission) et EU CAP Somalia (Capacity Building Mission),
- des États-Unis et de la CTF (Combined Task Force) 151, créée en 2009,
- de pays plus divers, regroupés à l’occasion des Shared Awareness and De-confliction (SHADE) Conferences.
Dans le golfe de Guinée, les incidents n’ont jamais réellement cessé – sauf une forte baisse au Nigeria en 2021-2022, qui tendrait à se confirmer (un cas rapporté lors du premier semestre 2023). Cela dit, le risque ne fait que se déplacer dans d’autres pays : Bénin, Côte d’Ivoire, Gabon, Ghana, Sierra Leone… Comme en Somalie, il s’agit de prise d’otages (29 en 2022) mais moins longues. Sont ici principalement ciblés les bâtiments en lien avec les exploitations pétrolières dans le Golfe.
En Amérique latine, des ports ont pu être l’objet de vols ; des cas ont été liés au trafic de drogue. Dans cette zone, c’est le Pérou qui regroupe le plus grand nombre de cas (12).
Mais la zone la plus préoccupante est redevenue l’Asie du Sud-est, après l’âge d’or des bateaux-fantômes (abordés, détournés, déchargés, maquillés et renommés – comme le Karaboudjan du capitaine Haddock) au tournant de l’an 2000. C’est plus précisément dans le sud du détroit de Malacca, aux pieds de la forteresse singapourienne, que les pirates (dans les eaux internationales et zones économiques exclusives) et bandits des mers (dans les eaux territoriales) opèrent[2]. On y a rapporté 38 attaques (sur 115 dans le monde) en 2022, et déjà 20 pour le premier semestre 2023. Les courbes sont donc en train de se croiser : en baisse à l’échelle mondiale (201 cas en 2018) mais en hausse dans le détroit de Singapour (3 en 2018).
Fort heureusement, en 2022, aucun marin n’a été tué ou blessé, ce qui n’occulte en rien les 41 prises d’otages (contre 8 en 2021… et 141 en 2018) ainsi que violences physiques ou psychologiques que les équipages peuvent endurer lors des attaques.
COMMENT CE PHÉNOMÈNE PEUT-IL IMPACTER LA STABILITÉ DES ÉTATS ?
En Somalie, l’État était clairement dépassé. Les pirates profitaient de son caractère failli et l’aggravaient d’autant. L’hypothèse serait presque inverse : de « quasi- » ou « proto- » États ont pu se financer et se bâtir sur la piraterie dans la Corne de l’Afrique.
En Asie du Sud-est, il est arrivé, très localement, que des îles tombent sous le joug de potentats locaux qui versaient dans la piraterie ou le banditisme maritime. En Indonésie, on a vu des criminels vivre sans se soucier des autorités. Les chefs locaux admettaient acheter ainsi la paix sociale : pas de blessés, pas de morts dans la marine marchande, des remboursements de vols par les compagnies d’assurance et de quoi se nourrir chez les bandits : le schéma se tenait… tant que des terroristes ne venaient pas requérir les services des gangs locaux. Si c’était le cas, le chef de village appelait aussitôt Jakarta. Donc, l’air de rien, la situation restait sous contrôle.
De façon plus générale, deux chercheurs ont soutenu dans leur ouvrage que la piraterie nécessitait un minimum d’infrastructures (donc de présence étatique) pour prospérer[3].
Surtout, à plus long terme, la proposition de Marie-Claude Smouts à propos du terrorisme – reprise par Samy Cohen dans la Résistance de l’État – reste séduisante dans le cas pirate : « Singulier paradoxe, la pratique terroriste [ou pirate] qui émane d’acteurs non étatiques n’a pas marqué la victoire du transnationalisme sur l’État. Au contraire, le recours à la puissance publique apparaît comme le seul rempart contre la menace diffuse. L’État est mis au défi, il en sort renforcé »[4].
Si l’on pousse le raisonnement plus loin, il est vrai que la piraterie peut même être instrumentalisée ou, disons, peut offrir un utile prétexte pour des partenariats ou exercices multilatéraux.
QU’EN EST-IL DANS LE DÉTROIT DE MALACCA, VOTRE PRINCIPAL TERRAIN ?
Aujourd’hui, s’il fallait zoomer sur le détroit de Malacca, les États ne sont pas menacés. Dès 2004, sous la pression d’une possible ingérence de Washington (qui songeait au – faux – prétexte de la collusion pirate-terroriste pour se positionner dans une zone stratégique pour Pékin), les pays riverains se sont organisés pour (tenter de) mieux coopérer.
Et on a tout de même affaire à Singapour – premier budget militaire en Asie du Sud-est – et à l’Indonésie – où le projet présidentiel est orienté depuis 2014 sur le réveil de l’identité maritime de l’archipel.
QUEL EST AUJOURD’HUI L’IMPACT GLOBAL DE LA PIRATERIE SUR LE COMMERCE MARITIME ?
Les grands armateurs ne pensent pas forcément à la piraterie chaque matin en se rasant. Ces compagnies arment des bateaux suffisamment rapides, hauts et éclairés pour ne pas être ciblés par des pirates souvent très pragmatiques et opportunistes.
La plupart des incidents relèvent, en Asie du Sud-est, de rapines et de vols à main armés en mer par les malfrats des kampung (villages) dans les petites îles, en milieu rural, non loin de ports-souris (ou pelabuhan tikus) informels, illégaux et cachés dans la mangrove. Non loin, des gangs mieux organisés, urbains, composés d’Indonésiens venus dans les zones économiques spéciales face à Singapour dans l’espoir de trouver un emploi en usine, peuvent de leur côté dérober des barges pleines de métal afin de revendre la ferraille.
Ces mêmes gangs freelance peuvent profiter de renseignements recueillis au nord du détroit pour aborder un navire puis siphonner la cargaison. Dans tous les cas, rapportées au trafic maritime régional, les conséquences demeurent mineures. Idem dans le golfe de Guinée : les prix du brut n’ont jamais été impactés au niveau global.
La crainte serait éventuellement que les compagnies d’assurance qualifient telle ou telle zone de war risk zone en cas de « pic pirate », ce qui augmenterait les coûts – comme dans le détroit de Malacca au milieu des années 2000.
À une autre échelle, signalons les possibles connexions entre piraterie et violations des sanctions onusiennes, avec des cas rapportés de vols et transferts de carburant entre bateaux, en pleine mer. Si le commerce mondial n’est pas en péril, la gouvernance mondiale pourrait être touchée, malmenée.
QUELLES MESURES ONT ÉTÉ PRISES POUR LUTTER CONTRE CE PHÉNOMÈNE ? QUELLE EST LA PART DES ACTIONS ÉTATIQUES OU INTERÉTATIQUES, ET DES ACTIONS PRIVÉES ?
Comme César face aux irréductibles Gaulois, tout a été tenté pour anéantir l’Hydre – ou le Phénix – pirate. « Qu’on lui ferme la porte au nez, il reviendra par les fenêtres ». En Indonésie, plus d’un chef de gang a cessé ses activités, est retourné sur son île natale, a tenté une reconversion… avant de revenir dans le détroit de Malacca et de relancer ses activités illicites (sitôt compris que les patrouilles n’étaient guère efficaces – par manque d’équipement ou de procédures facilitant les poursuites transfrontalières).
Sur un mode plus académique, disons que tous les paradigmes (réalistes, libéraux, transnationalistes), donc tous les acteurs (étatiques, privés, non-gouvernementaux) se sont succédé : individuellement ou de concert, à travers des organisations ad hoc ou permanentes, afin de proposer des bateaux, des images satellites, des protections à bord – parfois armées –, des entraînements ou plans de sûreté (obligatoires depuis l’entrée en vigueur en 2004 du code ISPS ou International Ship and Port Facility Security), des aides locales pour reconquérir, à terre, les zones de non-droit où naissent les vocations, etc.
Dans tous les cas, la géographie demeure. Le détroit de Malacca s’apparente à un canyon dans lequel les navires doivent passer au moins une nuit. Les raisons de prendre la mer persistent elles aussi pour les criminels. Et les proies ne manquent pas du fait de la maritimisation des échanges…
Notons néanmoins les efforts multilatéraux dans le cadre de la MDA (Maritime Domain Awareness), afin de disposer de l’image la plus précise des activités maritimes, légales ou pas. De plus, l’heure est à associer de plus en plus les garde-côtes aux marines. Se pose alors la question des coordinations non seulement à l’échelle régionale – ou « minilatéralisme », dans le détroit de Malacca ainsi qu’en mers de Jolo et de Célèbes – mais aussi à l’échelle nationale, entre toutes les agences maritimes impliquées.
LE MICA DE BREST, UN CENTRE À COMPÉTENCE MONDIALE
La France dispose d’un modèle unique, l’Action de l’État en mer (AEM), dans lequel la « fonction garde-côte » est partagée et gérée par des préfets maritimes, sous l’autorité du Premier ministre. Ce modèle a fait des émules dans le golfe de Guinée ; il pourrait faire sens en Asie du Sud-est, où l’Indonésie, par exemple, cherche encore à préciser les contours de sa gouvernance maritime avec plus de douze agences gouvernementales impliquées dans ses eaux.
Symbole de ces évolutions, le MICA Center (Maritime Information Cooperation and Awareness Center), établi à Brest, ne cesse de monter en puissance depuis sa création en 2016. Il veille à compiler les informations reçues depuis les officiers de liaison français au sein des Information Fusion Centres de Singapour, Madagascar et New Delhi (par ordre de création) mais aussi depuis les navires de marine marchande intégrés à la Coopération navale volontaire (CNV) ; il héberge aussi d’autres centres sous-régionaux pour la Corne de l’Afrique et le golfe de Guinée.
Mais il reste beaucoup à faire, en termes de coordination cette fois-ci entre la mer (ou les pirates sont arrêtés) et la terre (où les cas sont instruits, à partir des preuves correctement collectées – ou pas – en mer), ainsi qu’au niveau du renseignement non plus satellitaire ou par radar mais humain et au plus près de la réalité des pirates. C’est pourquoi les ONG, après les États et les sociétés de sécurité, pourraient avoir de plus en plus voix au chapitre, surtout si l’on dézoome et considère la question dans un ensemble plus vaste : celui de la très onusienne « sécurité humaine », quand les enjeux alimentaires, sanitaires, politiques ou autres peuvent impacter la dimension criminelle.
[1] IMB, Piracy and armed robbery against ships report for the period 1 January – 31 December 2022, Londres, ICC, 2023, 29 p. ; IMB, Piracy and armed robbery against ships report for the period 1 January – 30 June 2023, Londres, ICC, 2023, 26 p.
[2] Selon les classifications de l’Organisation maritime internationale et de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Cette dernière ne reconnaît la piraterie qu’en haute mer (article 101).
[3] U. Daxecker, B. Prins, Pirate Lands. Governance and Maritime Piracy, Oxford, Oxford University Press, 2021, 264 p.
[4] Smouts (Marie-Claude) et ali, Dictionnaire des relations internationales, Dalloz, 2003, p. 484. Cité par S. Cohen, La Résistance des États. Les démocraties face aux défis de la mondialisation, Paris, Seuil, 2003, 264 p.