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Pierre Vimont : « Le multilatéralisme doit être réinventé »

Jusqu’au déclenchement de la guerre en Ukraine, Pierre Vimont était le « représentant spécial » du président de la République en Russie. Témoin de l’effondrement du multilatéralisme créé en 1945, il pointe l’incapacité des grandes puissances à prendre en compte l’agenda de celles qui ont émergé : « les grandes priorités mondiales (comme les crises climatique, énergétique et alimentaire) commandent d’intégrer les pays non-occidentaux au multilatéralisme ».
®IHEDN | Pierre Vimont : « Le multilatéralisme doit être réinventé »

Le multilatéralisme a-t-il un avenir dans ce monde multipolaire ?

Avant de répondre à cette question, il faut rappeler au préalable qu’un système multilatéral reste plus que jamais nécessaire. Si la communauté internationale n’est pas capable d’établir un certain nombre de principes et de règles, alors les promoteurs de la diplomatie de la force, ceux qui n’utilisent que la puissance dans leurs relations internationales, vont gagner. Nous serons alors tous en grande difficulté.

La multipolarité a ébranlé le système multilatéral mis en place après la Seconde Guerre mondiale ; celui de  l’ONU, du système économique et financier de Bretton Woods, ou encore des accords régionaux comme ceux d’Helsinki. C’est tout cet édifice qui est aujourd’hui remis en cause.

Ce sont même les catégories géopolitiques définies lors de la création de ce système multilatéral (l’Est contre l’Ouest, le Nord contre le Sud) qui sont bouleversées. De quelles nations parle-t-on quand on évoque « l’Ouest » aujourd’hui ? Nous ne parlons plus seulement des États-Unis et des pays européens, mais aussi de leurs alliés du Pacifique : le Japon, la Corée du Sud ou l’Australie. Quelles sont les nations qui regroupent « l’Est » aujourd’hui ? Ce n’est plus simplement l’ancienne Union soviétique devenue aujourd’hui la Russie, c’est aussi la Chine ; on pourrait également ajouter l’Iran, et d’autres pays encore.

Cette multipolarité fait intervenir de nouveaux acteurs, qui affirment leur volonté de jouer un rôle sur la scène internationale. Ces pays, comme la Turquie ou l’Inde, n’acceptent plus d’être considérées comme de simples « puissances régionales ».

En ont-ils les moyens ?

Ils les auront. Les « laissés pour compte » de l’ordre international n’acceptent plus cette situation. Ces pays dits du « Sud global » n’acceptent plus le récit occidental. Ils considèrent que le système actuel a servi avant tout les intérêts occidentaux (le concept de « Sud global », tout comme les autres concepts précités, recouvre aujourd’hui une réalité complexe et diverse). Ces nouveaux acteurs demandent plus d’équité dans les grandes institutions internationales. C’est avec cet objectif que le multilatéralisme doit être réinventé.

Une réforme du Conseil de sécurité de l’ONU est-elle selon vous nécessaire ?

Certains pays qui jouent un rôle important sur la scène internationale doivent devenir des membres permanents du Conseil de sécurité. L’Allemagne, le Japon ou l’Inde (on pourrait en citer d’autres), qui ont aujourd’hui des responsabilités majeures, peuvent exiger à bon droit que leur statut de pays assumant des responsabilités internationales majeures soient pris en compte. Il faut noter que les pays qui s’opposent le plus aujourd’hui à cette ouverture du Conseil de sécurité, ce sont la Russie et la Chine. C’est une constatation qu’il faut souligner auprès des pays du Sud qui critiquent souvent l’égoïsme des pays occidentaux.

D’autres changements institutionnels sont possibles, mais c’est aussi et surtout sur le fond des politiques conduites par le système international que ces réformes doivent être menées, notamment s’agissant de la gestion des biens publics communs. Les grandes priorités en ce domaine (comme les crises climatique, énergétique et alimentaire) nécessitent d’intégrer davantage les pays non-occidentaux à la prise de décision au niveau multilatéral. L’objectif est de créer une solidarité de fait et une responsabilité collective.

En 2019, vous aviez été nommé « représentant du président de la République pour l’architecture de sécurité et de confiance avec la Russie ». En quoi consistait cette mission ?

Elle avait un double objectif. Le premier avait une dimension essentiellement bilatérale : il s’agissait de relancer le dialogue entre la France et la Russie, qui avait connu une baisse de régime, notamment à la suite de la première crise ukrainienne de 2014, avec l’annexion de la Crimée et l’intervention russe dans le Donbass. Le Président de la République en 2019 a estimé qu’il fallait redonner un élan à notre relation avec la Russie. Nous avons créé plus d’une dizaine de groupes de travail sur des thématiques propres à susciter une relance de cette relation.

Le second objectif de cette mission avait une dimension plus européenne. Il s’agissait de mener une réflexion sur une nouvelle architecture de sécurité et de confiance en Europe ; en d’autres termes, moderniser et renforcer le cadre des accords d’Helsinki en prenant également en compte tout ce qui avait pu être acquis depuis 1975 en matière de contrôle des armements (comme les traités sur les forces nucléaires intermédiaires, les forces conventionnelles en Europe ou l’accord dit de « ciel ouvert ») et qui ont tous été depuis lors remis en cause). Nous avions donc entamé une discussion avec nos partenaires européens sur les voies d’une relance d’un dialogue. C’était une discussion difficile, il ne faut pas se le cacher, car la Russie a toujours été un point de forte division entre les 27 États membres de l’UE.

Cette discussion, comme votre mission, a pris fin le 24 février lorsque le conflit a démarré…

Oui. Depuis le 24 février, les échanges entre le président de la République et Vladimir Poutine ont pris un visage différent compte tenu de la guerre en Ukraine. L’urgence est à un appui sans faille aux autorités ukrainiennes et à la recherche d’une sortie de la guerre. Mais la réflexion sur un nouvel ordre de sécurité en Europe devra être reprise le moment venu.

Que pensez-vous des reproches faits à la France d'avoir tenté de maintenir le dialogue avec Vladimir Poutine ?

En Ukraine, nous sommes confrontés à un conflit interétatique comme nous n’en avons pas connu en Europe depuis très longtemps. La place de la diplomatie, dans ce contexte, doit être d’aider l’Ukraine à sortir de cette crise -en appui de ce que font ses dirigeants et son armée sur le terrain. À ce jour, malheureusement, nous sommes encore dans cette phase de guerre ouverte, durant laquelle chacun des deux belligérants tente de prendre l’avantage sur le terrain.

Dans ce cadre, la diplomatie demeure utile pour apporter des solutions à des problèmes concrets, au cas par cas -les négociations qui ont permis d’obtenir un accord sur la sortie des céréales d’Ukraine, ou sur l’échange de prisonniers militaires en sont des exemples. Les efforts en cours pour protéger la centrale nucléaire de Zaporijjia en sont un autre.

La France doit-elle renoncer à tout contact avec la Russie ?

Il est clair que sur ce point la position de la France peut avoir une tonalité différente de celle de ses partenaires de l’Europe centrale et orientale. Nous pensons effectivement qu’il faut garder des contacts avec la Russie. Lorsque nous serons enfin sortis de cette terrible guerre, il faudra bien recommencer à réfléchir à la stabilité et à la sécurité en Europe, et on ne pourra pas éluder la question de la Russie. Il nous semble difficile d’imaginer un ordre de sécurité en Europe en faisant l’impasse sur la question de la Russie. Ce qui est en jeu, c’est la stabilité de notre continent pour les 30 ou 40 années à venir.

Pour aller plus loin :

Pierre Vimont par Claude Truong-Ngoc avril_2014

Pierre Vimont travaille depuis une quarantaine d’années au service de la diplomatie française : il fut, entre 2002 et 2007, le directeur de cabinet des trois ministres des Affaires étrangères de Jacques Chirac (MM. de Villepin, Barnier, et Douste-Blazy). Il est ensuite nommé ambassadeur de France aux États-Unis entre 2007 et 2010, puis secrétaire général exécutif du Service européen pour l’action extérieure, de 2010 à 2015. Il s’est par la suite vu confier des missions : en 2016, il est l’envoyé spécial de l’initiative française pour une conférence de paix au Moyen-Orient et en 2019, il est nommé par le président de la République « envoyé spécial pour l’architecture de sécurité et de confiance avec la Russie ». Il travaille aujourd’hui pour la Fondation Carnegie Europe, et pour le Centre du dialogue humanitaire à Genève. Il enseigne, enfin, à l’université de Columbia de New York.

®Pierre Vimont par Claude Truong-Ngoc avril_2014