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« Tout ce qui sort de la bouche de Poutine n’est pas un mensonge »

Pour les historiens Tetiana Zemliakova et Guillaume Lancereau, Vladimir Poutine « articule une série de clichés tiers-mondistes du temps de la Guerre froide et une troupe de personnages imaginaires » à partir « de l’état concret du monde politique, intellectuel et juridique ». Analyse rhétorique.

L’historienne ukrainienne Tetiana Zemliakova et l’historien français Guillaume Lancereau sont Max Weber fellows à l’Institut universitaire européen de Florence. Enseignants et coordinateurs dans le cadre de l’Invisible University for Ukraine, ils se consacrent notamment à l’analyse des prises de paroles du président de la Fédération de Russie, qu’ils décortiquent dans le détail pour l’IHEDN.

QUELLES SONT LES GRANDES CARACTÉRISTIQUES DE LA RHÉTORIQUE POUTINIENNE ?

La rhétorique de Vladimir Poutine n’a rien de fascinant. Elle articule une série de clichés tiers-mondistes du temps de la Guerre froide et une troupe de personnages imaginaires – « l’Occident collectif », « la majorité mondiale », la Russie – en nimbant l’ensemble d’un épais brouillard de droit international.

Cette rhétorique n’est pas totalement dépourvue de sens : le propos que Vladimir Poutine déploie depuis des décennies montre qu’il raisonne à partir de l’état concret du monde politique, intellectuel et juridique. Lorsqu’il défend la vision d’un monde « multipolaire », opposé aux machinations de « l’Occident collectif », à son « hégémonie » et à ses pratiques « néocoloniales », il manifeste qu’il a compris quelque chose à la réception des discours post-coloniaux contemporains : du Sahel jusqu’aux campus états-uniens, en passant par les derniers partis communistes d’Europe de l’Ouest. Il en va de même, d’ailleurs, lorsqu’il proclame que sa guerre en Ukraine est une « guerre de libération nationale », dans un contexte de déchirements géopolitiques autour de la politique à mener vis-à-vis du Hamas.

Lorsqu’il affirme encore que la Russie doit, au nom des valeurs spécifiques ancrées de toute éternité en chaque Russe, exclure ou condamner toute personne à l’orientation sexuelle ouvertement « non-traditionnelle », il détourne à son profit les appels internationaux au respect de la souveraineté, qui insistent sur le droit de chaque État à préserver ses spécificités culturelles et spirituelles.

« SES DISCOURS RESSASSENT SANS FIN LES MÊMES MOTIFS ÉCULÉS »

Enfin, il montre qu’il n’est pas étranger au formalisme juridique qui irrigue les relations internationales lorsqu’il soutient que les régions de Donets’k, Lougans’k, Zaporižžja et Kherson auraient eu un « droit inaliénable » à intégrer la Fédération de Russie, garanti par l’article premier de la Charte des Nations Unies.

La parole poutinienne emprunte allègrement aux éléments de langage des bureaucrates internationaux et les fonctionnaires ministériels, tout en exploitant les clichés les plus usés du journalisme d’information. Son discours, qui pourrait donc faire formellement écho à certains des mots d’ordre des institutions internationales d’aujourd’hui, prospère sur un terreau d’antiaméricanisme, de défiance vis-à-vis de l’OTAN et de lutte incessante pour l’autodétermination des peuples – dont il déforme les logiques jusqu’à légitimer l’idée saugrenue d’un « peuple du Donbass » que la Russie aurait pour mission de libérer.

À l’ouverture d’une troisième année de guerre, il est pourtant clair que les enjeux dépassent largement ses discours, qui ressassent sans fin les mêmes motifs éculés en les tissant de liens logiques douteux. Le véritable danger collectif pour les adversaires de Vladimir Poutine est bien plutôt l’habitude – trop courante – qui consiste à accorder trop de foi ou d’importance à des coïncidences formelles entre ses propres thèmes, son lexique et ses obsessions, et ceux de la langue politique commune. Ainsi, à chaque fois que Vladimir Poutine mobilise des clichés familiers, l’auditeur informé tend l’oreille, sans remarquer qu’il y a tromperie sur la marchandise idéologique.

« IL N’A PAS D’AUTRE OBJECTIF QUE DE SE MAINTENIR DANS UN PRÉSENT PERPÉTUEL »

Il faudrait pourtant se garder de voir dans la rhétorique poutinienne un corpus cohérent, sur le fond ou du point de vue de ses racines idéologiques. Vladimir Poutine ne dit que ce qui l’arrange. Ainsi, il lui est profitable de se présenter comme un meneur d’hommes intrépide, résolu à inaugurer l’avenir de sa main démiurgique, là où le reste du monde s’accrocherait au confort du présent ou aux ruines d’un passé révolu.

Le président russe répète que sa priorité est « l’avenir historique » des Russes en tant que peuple, et non un quelconque retour en arrière. Ainsi s’écriait-il le 30 septembre 2023, en prononçant l’annexion des quatre régions ukrainiennes évoquées plus tôt : « Il n’y a plus d’Union soviétique et on ne fera pas revivre le passé. Ce n’est pas ce dont la Russie a besoin aujourd’hui, ce n’est pas ce à quoi nous aspirons. »

Pourtant, Vladimir Poutine n’inaugure en rien l’avenir. Il n’a pas d’autre objectif que de se maintenir dans un présent perpétuel, tel qu’il se présentait pour lui à la veille de sa guerre : celui d’un pouvoir absolu et d’une richesse démultipliée. Il n’a qu’un seul objectif, lorsqu’il égalise son destin à celui de l’ensemble de la population russe : maintenir son usurpation.

PLUSIEURS DE SES AFFIRMATIONS PARAISSENT FALLACIEUSES DE NOTRE CÔTÉ DE L’EUROPE. ILLUSTRE-T-IL CES DÉCLARATIONS PAR DES FAITS ? PEUT-ON DIRE S’IL Y CROIT SINCÈREMENT, OU SI ELLES RELÈVENT D’UNE STRATÉGIE ?

Rappelons que tout ce qui sort de la bouche de Vladimir Poutine n’est pas un mensonge. En particulier, la conduite internationale des États-Unis et de l’Europe lui offre un terrain de choix pour développer une critique des exactions commises par « l’Occident » à travers le monde. Par exemple, il dit vrai lorsqu’il affirme que les bombardements de Belgrade par l’OTAN dans le cadre de l’opération Force Alliée de 1999 contrevenaient aux conventions internationales, ou que les États-Unis de George W. Bush ont bien été les premiers à sortir du traité ABM signé en 1972 avec l’URSS en vue d’empêcher la prolifération des missiles antibalistiques.

Là où les élucubrations du président russe sont plus criantes, c’est lorsqu’il aborde l’Ukraine. Il s’est ainsi laissé divaguer jusqu’à prétendre que des « armes biologiques » visant ethniquement les populations russes auraient été en préparation dans des laboratoires de Kyïv, Kharkiv et Odessa, allégation aussi aberrante politiquement que chimiquement – même s’il compense l’énormité de cette affirmation en évoquant le mensonge des États-Unis quant aux armes de destruction massive dans l’Irak de Saddam Hussein, qu’il rappelle périodiquement.

Un autre de ses fantasmes indigents concerne la « dénazification » de l’Ukraine. Invité, dans la récente interview qu’il a accordée à Tucker Carlson, à démontrer cette tendance politique à l’œuvre en Ukraine, Vladimir Poutine n’a rien trouvé d’autre à signaler que l’érection au rang de héros nationaux de deux nationalistes ukrainiens, Stepan Bandera et Roman Šukhevyč, ayant jadis collaboré avec l’Allemagne nazie. Des monuments commémoratifs et des noms sur des drapeaux, voilà qui justifierait la mort d’au moins 200 000 personnes de part et d’autre de la ligne de front.

« IL FAUT UNE RÉPONSE POLITIQUE ET NON PAS HISTORIQUE, FACTUELLE, DISCURSIVE »

Il est tout aussi insensé de vouloir réduire l’Ukraine à une « anti-Russie », privée de toute autonomie politique par « l’Occident collectif », qui l’aurait manipulée jusqu’à lui faire commettre un « génocide » contre le « peuple du Donbass ». Enfin, ces inepties atteignent un sommet lorsque Vladimir Poutine fait de la révolution de Maïdan, en 2014, « un coup d’État fasciste » et du gouvernement ukrainien actuel, parvenu au pouvoir au terme d’élections démocratiques, un pur fantoche.

En réalité, l’essentiel n’est pas de savoir à quel point Vladimir Poutine ment, s’il croit à ses propres mensonges, ou s’il est sincère en certains endroits de son discours. Qu’il ait raison sur le constat d’une expansion de l’OTAN et tort sur la nazification de l’Ukraine, cela ne change rien ni à la nature de sa guerre, ni à l’action qui doit lui être opposée. Les rectifications de fait qu’affectionnent les commentateurs occidentaux, s’estimant avoir agi lorsqu’ils ont souligné une erreur ou une approximation, n’ont jamais dévié le moindre missile Iskander ou S-300.

Vladimir Poutine pense et agit politiquement. À cela, il faut une réponse politique – et non pas historique, factuelle, discursive. En ce sens, le général Bruno Maigret, ancien commandant des forces aériennes stratégiques françaises, ne mesurait peut-être pas lui-même à quel point il avait raison de déclarer en 2022 : « Il serait nécessaire de repenser un modèle en repartant d’hypothèses politiques. »

CONSTATEZ-VOUS DES ÉVOLUTIONS DANS SON DISCOURS DEPUIS LE DÉBUT DE LA GUERRE EN 2022 ?

On ne constate aucune évolution fondamentale. Sur la nature de la nation ukrainienne, Vladimir Poutine ne fait, aujourd’hui encore, que répéter ce qu’il proclamait dans son essai de 2021 sur L’unité historique des Russes et des Ukrainiens. Sur l’histoire récente de l’Occident, celle de la Russie et de l’URSS, ses dernières allocutions ne se distinguent en rien de celle du 24 février 2022. Le monde de Vladimir Poutine ne se peuple pas de choses réelles, mais d’entités abstraites ou de personnages inventés. En ce sens, sa rhétorique ne peut pas changer tant que ne change pas la vision du monde qui la sous-tend.

Si Vladimir Poutine ne renouvelle en rien son discours, c’est qu’il ne cherche pas à convaincre qui que ce soit. Que ses mensonges soient étalés au grand jour ou savamment contredits ne lui importe pas. Tout comme ne lui importent ni le nombre des nouveaux soutiens qu’il s’est acquis parmi les habitants du « Sud global » après un énième discours à l’Assemblée fédérale, ni l’exigence d’exposer clairement les buts politiques de sa guerre. Et pourquoi le ferait-il, puisque ses buts militaires se limitent désormais à de nouvelles bases fortifiées aux confins de la région de Donets’k ? En ce sens, Poutine ne se cherche pas de partisans ; il ne recherche rien d’autre que la discorde parmi ses opposants.

« ENCOURAGER L’ADVERSAIRE À S’ENFERRER DANS DES DISCUSSIONS DE DÉTAIL »

L’un des refrains favoris de la propagande russe – « les choses ne sont pas si simples » – résume parfaitement la pragmatique des discours de Poutine. Il lui suffit de semer le doute et d’encourager l’adversaire à s’enferrer dans des discussions de détail. Il démontre son véritable potentiel d’adaptation par son aptitude à déformer à son avantage toute la « chaîne des actualités ». Qu’il s’agisse d’événements majeurs (de la guerre d’Israël contre le Hamas aux spéculations sur le grain ukrainien) ou d’épisodes parfaitement triviaux (une vitrine cassée ou la présence de « toilettes mixtes » dans une capitale européenne), tout lui est prétexte à prophétiser qu’un soleil noir s’étend peu à peu sur un « Occident collectif » en déclin.

On pourrait s’étonner de voir ainsi le président russe marteler éternellement les mêmes arguments, les mêmes faits, les mêmes références, dans un monde qui, lui, ne cesse de changer – ne serait-ce qu’à l’échelle de sa propre guerre, puisque, de la « prise de Kiev en trois jours », nous sommes passé à la guerre de positions actuelle.

En réalité, si la parole poutinienne n’a pas évolué d’un syntagme, c’est que, de son propre point de vue, elle ne doit pas évoluer : le fait qu’elle demeure identique est conforme à ses fins. Un usurpateur n’a nul besoin de s’adapter au monde qui change, puisque son unique objectif est de maintenir le monde tel qu’il est.