“Guerre en Ukraine : un an après, quelles leçons ?” Tel était l’intitulé du colloque organisé le 16 février à l’École militaire, par plusieurs organismes, dont l’IHEDN et l’IRSEM. Ouvert par le général de corps d’armée Benoît Durieux, directeur de l’IHEDN et de l’Enseignement militaire supérieur, et clôturé par le général d’armée Thierry Burkhard, Chef d’état-major des armées, il a rassemblé des spécialistes, issus de nombreux champs disciplinaires, civils et militaires, chercheurs, docteurs, officiers des trois armées, qui ont partagé leurs analyses sur les enseignements à tirer du conflit.
Voici, parmi une matière riche et dense, quelques points importants abordés par cinq intervenants au cours de cette journée.
GÉNÉRAL BRETON : “LA BATAILLE DE L’INFORMATION EST ABSOLUMENT DÉCISIVE”
Le général de division aérienne Vincent Breton, directeur du Centre interarmées des concepts, doctrines et expérimentations, livre une analyse stratégique et opérative d’ensemble. Soulignant le retour de la guerre de haute intensité en Europe, sur sept champs et terrains de conflictualité (terre, mer, air, espace, cyber, informationnel et électromagnétique), il note aussi un retour de la rhétorique nucléaire.
Il insiste plus particulièrement sur le champ informationnel : “La bataille de l’information est absolument décisive dans cette guerre, l’Ukraine est très impressionnante sur ce point et nous donne une leçon. La stratégie de communication ukrainienne est absolument remarquable et cible très concrètement trois publics, trois audiences.
D’abord, elle cible le peuple ukrainien et ses soldats pour les galvaniser et renforcer ce que l’on appelle les forces morales. Ensuite, elle cible l’opinion publique occidentale pour renforcer l’empathie et s’assurer un soutien massif de l’Occident, car il est déterminant. Enfin, elle cible les Russes, notamment pour démobiliser les soldats. Les Ukrainiens sont très forts pour se moquer des soldats russes sur les réseaux sociaux, pour les faire passer pour de piètres soldats, et ainsi leur faire perdre confiance.
Pour ce qui est de la stratégie de communication russe, elle est un échec en Occident tellement elle est outrancière, mais ce n’est sans doute pas le but. En revanche, la stratégie d’influence russe est très efficace vis-à-vis du reste du monde. Je rappelle que les dirigeants de plus de 50 % de l’humanité soutiennent ou refusent de condamner la Russie. Il est clair que le monde n’est pas allié sous l’Occident et ne pense pas comme nous, et nous devons en avoir pleinement conscience.”
GÉNÉRAL GIVRE : “C’EST UNE GUERRE INTÉGRALE, ET NON UNE GUERRE TOTALE”
Le général de division Pierre-Joseph Givre, directeur du Centre de doctrine et d’enseignement du commandement, analyse les ruptures et continuités sur le champ de bataille. Selon lui, cette guerre semble dans la continuité de ce qui a été observé depuis le début du XXIe siècle, avec une amplification et un phénomène de cumul de nouvelles technologies, de nouvelles capacités et nouveaux modes d’action.
Il y voit notamment “une guerre intégrale, et non une guerre totale” : “Qu’est-ce que la guerre intégrale ? C’est la guerre du M2MC, multimilieux et multichamps, avant que la guerre ne se déclenche réellement, et quand elle se déclenche au sens de l’affrontement physique. La guerre en Ukraine a commencé en Afrique, avec Wagner, avec la désinformation, et la France était visée en particulier. Elle a commencé par les attaques cybernétiques au niveau stratégique contre les pays européens, contre la France, et par les campagnes de désinformation.”
Le général Givre souligne aussi la capacité d’innovation des Ukrainiens, qui “ont compris tout l’avantage de détourner à des fins militaires les technologies et les usages civils”. Exemple, “le Shazam du drone”, en référence à l’application grand public permettant de reconnaître n’importe quelle musique diffusée : “Eux, ils mettent l’application en face du drone parce que les drones Shahed font beaucoup de bruit, cela leur donne l’altitude, la vitesse et la distance, l’information passe immédiatement aux effecteurs qui sont dans le secteur, et il y en un qui va le frapper. C’est extrêmement intelligent.”
DOCTEUR LIMONIER : “UNE MANIPULATION DE L’ARCHITECTURE DE L’INTERNET À DES FINS STRATÉGIQUES”
Le docteur Kévin Limonier, maître de conférences en études slaves et géopolitique à Paris VIII, spécialiste du cyberespace russophone et directeur adjoint de Geode, explique “comment la Russie manipule les routes de l’Internet” afin de prolonger son contrôle territorial.
Car il ne s’agit pas seulement de cyberattaques classiques, du type destruction d’infrastructures, mais aussi de manœuvres cybernétiques plus larges. Depuis 2014, avec l’annexion de la Crimée, “la Russie est le premier pays du monde qui a pensé la manipulation de l’architecture de l’Internet à des fins stratégiques et géopolitiques dans un contexte de contrôle et d’occupation territoriale à l’extérieur de ses frontières”, en déconnectant les systèmes autonomes de Crimée de ceux de l’Ukraine, pour les reconnecter ensuite avec la Russie.
Elle poursuit donc cette stratégie en Ukraine. Depuis février 2022 et la censure des canaux non alignés sur la position du régime russe, ces appropriations des réseaux commencent à avoir un effet concret sur la population : “Si vous êtes aujourd’hui dans un territoire occupé par l’armée russe, vous êtes de fait placé de l’autre côté des grands postes-frontière numériques que les Russes sont en train de construire pour filtrer absolument tout ce qui entre et sort de leurs réseaux.” Mais cette bataille numérique est aussi une priorité pour l’Ukraine : quand Kherson a été libérée, des ingénieurs sont immédiatement venus rerouter le réseau Internet vers Kiev.
COLONEL BOURDELOUX : “LES DEUX COALITIONS SPATIALES SE NEUTRALISENT”
Le colonel de l’air et de l’espace Guillaume Bourdeloux, responsable des opérations spatiales militaires au commandement de l’espace, se demande dans quelle mesure l’Ukraine serait le premier théâtre spatial. C’est en tous cas ce qu’affirment certains think tanks américains, en opposant une coalition occidentale à la Russie. Le colonel note effectivement un changement fondamental dans ce conflit : notre dépendance à l’espace, “un milieu qui reste peu ou pas réglementé”, dans tous les secteurs, civils comme militaires :
“Nous sommes dorénavant dépendants du spatial, et cette dépendance continuera de s’accentuer. Nous l’étions déjà un peu avant, mais nous le sommes également à des fins militaires, et nous le serons de plus en plus aussi. Nous sommes dépendants pour des raisons de mobilité, par rapport aux GPS par exemple, de précision, de synchronisation des effets et de coordination, car il faut pouvoir communiquer, et beaucoup de nos communications passent par le spatial, à des fins d’anticipation et de renseignement, car il faut pouvoir observer et comprendre ce qu’il se passe sur un théâtre, quel qu’il soit. Cela s’accompagne par la numérisation des systèmes d’arme et par l’accentuation de la connectivité tous azimuts, et s’appuie largement sur le spatial.”
Pour le colonel Bourdeloux, “il y a dans cette guerre deux coalitions spatiales complètes, en opposition quasi frontale. D’une certaine manière, elles se neutralisent. Compte tenu du fait que l’ensemble des belligérants sont des nations modernes, et de leur dépendance à l’espace, personne n’a intérêt à un conflit majeur qui aurait des conséquences catastrophiques dans l’espace.” Paraphrasant le général américain de la Seconde Guerre mondiale Montgomery, qui parlait de l’air, il affirme : “Si nous perdons la guerre dans l’espace, nous la perdrons, et nous la perdrons rapidement.”
DOCTEUR ZIMA : “DEPUIS CE CONFLIT, LE RÔLE DE L’OTAN EST SURVALORISÉ”
Chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire, Amélie Zima est spécialiste de l’OTAN et de la sécurité européenne. Son intervention analyse l’OTAN “entre relégitimation par l’élargissement et échec des partenariats”.
L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord est au centre du conflit, qui oppose sur son flanc est, à la frontière de plusieurs de ses États membres, deux pays ayant des programmes de partenariat avec elle ; et l’un d’eux, la Russie, la place au cœur d’un “narratif mensonger”.
L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN y est présentée comme l’une des raisons pour lesquelles la Russie a envahi son voisin. Pour Amélie Zima, c’est “une idée tout à fait erronée. En effet, l’OTAN n’a jamais fait rentrer l’Ukraine dans son programme de préadhésion. Les Ukrainiens pensaient qu’ils rentreraient dans cette stratégie de préadhésion en 2008, lors du sommet de Bucarest de l’OTAN, mais cela a été refusé. Ce n’est pas revenu sur la table depuis“. Le partenariat russe, engagé en 1997 pour contribuer “à construire une Europe plus stable, pacifique et sans division”, a été violé par la Russie à trois reprises selon l’OTAN (Géorgie en 2008, Ukraine en 2014 et en 2022).
Un autre récit mensonger russe porte sur la “promesse” qu’aurait formulée l’OTAN de ne jamais s’élargir. “L’OTAN n’a jamais fait cette promesse”, rappelle la chercheuse. Il y a eu des discussions orales dans les années 1990, mais des discussions orales ne peuvent engager une organisation.
Organisation défensive pour ses États membres, l’OTAN ne peut entreprendre d’intervention armée dans un État tiers, comme l’Ukraine, sans l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU. “C’est ce qui explique que l’OTAN n’a pas pu répondre positivement aux demandes du gouvernement ukrainien de mettre en place une zone d’exclusion aérienne au début du conflit. Si l’OTAN le faisait sans mandat du Conseil de sécurité de l’ONU, elle deviendrait partie au conflit.”
“Depuis ce conflit, le rôle de l’OTAN est donc survalorisé”, surtout en comparaison de celui de l’Union européenne, généreuse en financements. Mais la légitimité de l’Alliance est renforcée par les demandes d’adhésion de deux pays neutres, la Suède et la Finlande.